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Chants d'un monde massacré

Les destins croisés de douze poètes juifs de langue allemande venus de Czernowitz, ville engloutie de l'ancien empire austro-hongrois.

Par Patrick Kéchichian

Publié le 29 mai 2008 à 11h25, modifié le 29 mai 2008 à 11h25

Temps de Lecture 4 min.

Un poème ne peut rien contre l'horreur... Il est impuissant, presque ridicule, face à la barbarie... Peut-être même est-il "impossible", comme le pensa Adorno... Non, il n'est pas juste de penser ainsi. Parmi les cris et les lamentations, des bouches ont articulé des mots, des phrases se sont formées, puis des chants. Face à l'épouvante, ces chants se sont élevés. Au côté des récits, différents d'eux, ils ont pris valeur de témoignage. La mort n'a donc pas imposé le silence. A l'acte muet du bourreau concentré sur sa tâche, une parole a répondu.

Rachel Ertel, dans son admirable anthologie de la "poésie yiddish de l'anéantissement" (Dans la langue de personne, Seuil, 1993), avait démontré combien cette parole issue des ghettos de Vilno, de Lodz ou de Varsovie était puissante dans son dénuement même. Combien elle était présente et nécessaire, et pas seulement comme acte de mémoire.

C'est une démarche similaire, mais portant sur une autre aire géographique et linguistique, que propose François Mathieu. Il a rassemblé douze poètes juifs de langue allemande qui ont en commun d'être nés entre 1898 et 1924, d'avoir vécu à Czernowitz, ville de l'ancien Empire austro-hongrois. A part celui de Paul Celan, et peut-être de Rose Ausländer, les noms et les oeuvres de ces poètes sont inconnus des lecteurs français. Tous ont vécu "dans un contexte historique tragique, celui de l'extermination des Juifs d'Europe". Ce livre constitue donc une révélation : des mots se sont formés, des paroles vivantes sont nées au coeur des ruines, témoignant pour les disparus.

Aujourd'hui en Ukraine, "à mi-chemin entre Kiev et Bucarest, Cracovie et Odessa", Czernowitz, capitale de la Bucovine, fut au XIXe siècle et jusqu'à la première guerre mondiale une cité florissante. Ce fut surtout un carrefour d'intenses échanges intellectuels entre les différentes communautés, souabe, de Bohême, hongroise, allemande... A partir de la fin du XVIIIe siècle, beaucoup de juifs de Galicie et de Moldavie s'installent dans ce qui va devenir "la petite Jérusalem sur Pruth" - du nom du fleuve qui la traverse. En 1913, plus de 47 % de la population est juive. Il y a là des orthodoxes, des hassidim, des assimilés marqués par l'Aufklärung (les Lumières allemandes), des sionistes, des bundistes, des marxistes. La bourgeoisie cultivée est dans la ville haute ; elle est de culture et de langue allemandes. Dans la ville basse, les artisans et les petits commerçants parlent le yiddish. "Ville d'illuminés et de partisans", se souviendra Rose Ausländer en 1977, où fleurissent "altruisme et enthousiasme véhément".

Ce monde va commencer de sombrer avec la première guerre mondiale. Les troupes russes occupent la ville. La majorité de la classe moyenne fuit, notamment à Vienne. En 1918, l'Autriche abandonne la Bucovine à la Roumanie. La roumanisation s'accélère. L'allemand est interdit. Les juifs qui n'ont pas la nationalité roumaine sont écartés. La tradition pluriethnique est piétinée. En 1937, l'extrême droite prend le pouvoir et les discriminations s'aggravent. Deux ans plus tard, à la suite du pacte de non-agression entre l'Allemagne nazie et la Russie, la Bucovine du Nord est annexée à l'Union soviétique. "Gravement persécutés en tant que juifs, nous ressentîmes cette cession comme une libération", écrit un jeune journaliste, Alfred Kittner, poète présent dans cette anthologie - l'un des plus bouleversants. Il ne sait pas encore que le pire est à venir.

D'abord menée par les Soviétiques, puis systématisée par l'Allemagne et son allié roumain, l'homogénéisation ethnique va se traduire par les déportations et les meurtres de masse à partir de l'été 1941. Le 11 octobre, le gouvernement militaire de Czernowitz parque 50 000 personnes dans le ghetto créé dans un îlot de maisons déjà surpeuplées - près de 30 000 seront déportés dans les semaines qui suivent. Après la défaite des nazis et de leur alliés, l'Union soviétique annexe de nouveau la Bucovine, qui intègre la république d'Ukraine. Les juifs survivants ont déjà quitté la région et gagneront, par étapes successives, Vienne, Paris, la Palestine, les Etats-Unis ou l'Allemagne.

Les poèmes disent tous la plus extrême souffrance et la douceur déchirante de ce qui fut détruit. Les douze destins que raconte ce livre se croisent souvent. Parfois avec retard, comme pour Paul Celan et Ilana Shmueli, les vies se mêlent, au titre d'une référence commune à ce monde massacré. Avec ses orthographes instables, le nom de Czernowitz devient celui de ce monde et prend valeur de symbole. "Czernovitz est bien loin derrière nous/qui était fabuleuse avec ses marronniers/qui n'a pas été/mais les bougies ne cessent dans le feuillage/de changer le printemps en prière...", écrit Manfred Winkler, qui, installé en Israël en 1959, écrira : "Mon amour pour la langue allemande et sa littérature n'a pas souffert de mon passage vers l'hébreu." Cet "amour", commun aux douze poètes, est la plus haute et la plus belle réponse à la destruction programmée et exécutée dans cette même langue.


BRUITS DU TEMPS. POÈMES DE CZERNOWITZ. Traduits de l'allemand et présentés par François Mathieu. Ed. Laurence Teper, 248 p., 20,50 €.

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