“Notre but est de raconter comment une petite secte juive est devenue une religion d’Etat”

Après “Corpus Christi” et “L’Origine du christianisme”, voici “L'Apocalypse”, point final de l’immense série laïque et historique de Jérôme Prieur et Gérard Mordillat sur l’origine du christianisme. Cette fois encore, théologiens et chercheurs racontent face caméra… et c’est passionnant. En attendant les deux premiers volets, diffusés à 21h00 sur Arte, entretien croisé avec les réalisateurs.

Par Propos recueillis par Gilles Heuré

Publié le 29 novembre 2008 à 00h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 10h28

Auteurs et réalisateurs de L'Apocalypse, dernier volet, après Corpus Christi et L'Origine du christianisme, d'une trilogie documentaire commencée il y a dix ans, Gérard Mordillat et Jérôme Prieur reviennent sur les trois siècles et demi au cours desquels le christianisme est né, puis s'est imposé dans l'Empire romain. Dans ces douze épisodes diffusés sur Arte, cinquante chercheurs, théologiens, historiens et exégètes font face, tour à tour, à la caméra, pour raconter une des plus prodigieuses périodes de l'histoire des hommes : comment une petite secte est devenue religion d'Etat. Une série passionnante qui réhabilite la parole et l'écrit, ressuscite l'esprit critique et milite pour une certaine idée de la télévision... touchée par la grâce ?

Quel regard portez-vous sur cette trilogie, et comment s'inscrit-elle, selon vous, dans les débats actuels sur la laïcité ?
Jérôme Prieur :
Avec Corpus Christi, en 1997, nous étions des pionniers dans un domaine plutôt inédit pour le grand public : le fait religieux et l'histoire du christianisme. Un domaine que les clercs se sont aujourd'hui réapproprié. Nous assistons, en effet, à un repli de l'étude du religieux autour de mouvements identitaires. S'intéresser au christianisme, d'un point de vue laïque, historique, non confessionnel, comme nous le faisons, devient mal vu. C'est comme si l'on pénétrait dans un territoire interdit.

A quels objectifs répond ce découpage en douze épisodes de votre nouvelle série, L'Apocalypse ?
Jérôme Prieur
: Le but est de raconter à un vaste public comment se fait le passage d'une petite secte juive qui espère la fin des temps à, trois siècles et demi plus tard, une religion d'Etat de l'Empire romain. C'est ce paradoxe qu'explore la série L'Apocalypse. Nous avons toujours pensé que le découpage en douze épisodes permettrait d'entrer dans le détail des questions. Il devait être chronologique, mais surtout thématique, soulignant, pour chaque période, des virages, des moments où l'histoire du christianisme se noue parfois de façon dramatique. Autour d'événements historiques tels que l'incendie de Rome en 64, mais aussi la rédaction d'un texte comme l'Apocalypse de Jean de Patmos.

Gérard Mordillat : Nos choix sont toujours de cette nature : viser un endroit précis et l'examiner le plus en détail possible, de telle sorte que quelqu'un qui n'y connaît strictement rien puisse s'y retrouver tout autant qu'un spécialiste de ce domaine.

Que vouliez-vous montrer du christianisme ?
Jérôme Prieur :
Nous n'étions pas encore parvenus, dans les deux séries précédentes, à montrer quelque chose d'essentiel : l'attente des premiers chrétiens est celle de la fin des temps, c'est-à-dire l'établissement du royaume de Dieu sur terre et le retour de Jésus. Cette attente, qui ne sera jamais couronnée de succès, va donner naissance à la religion chrétienne. C'est fascinant. Le fil rouge de L'Apocalypse est cette fameuse phrase d'Alfred Loisy (1857-1940), théologien catholique français qui fut excommunié : « Jésus annonçait le royaume et c'est l'Eglise qui est venue. »

Gérard Mordillat : Ce sera d'ailleurs tout le travail des écrivains chrétiens d'inviter les croyants à la patience et de leur faire accepter une institution qui s'est substituée au mouvement initial. Pour Daniel Marguerat, qui enseigne la théologie protestante à Lausanne, et s'exprime dans notre film, sur le plan historique, il est sûr que Jésus a échoué, puisque ni le Royaume ni le messianisme ne se sont accomplis, et que ce qui est venu à la place, c'est une institution, l'Eglise. Mais, ajoute-t-il, c'est une institution qui attend le Royaume. La réponse est magnifique.

Jésus est-il au départ un personnage politique ?
Jérôme Prieur :
Sa revendication est liée à la pureté d'Israël, la terre que Dieu a élue. C'est donc un prophète qui se révolte contre le fait que sa terre sacrée soit souillée par l'occupant romain. A sa conception théologique se mêle ainsi une certaine vision politique du monde. Cela dit, nous ne voyons pas en Jésus un zélote qui aurait prôné une révolte armée contre Rome. Cette thèse a été défendue par certains, mais trop peu d'éléments permettent de l'accréditer. En revanche, ce qui autorise à supposer que Jésus représentait bien une menace pour Rome, réelle ou symbolique, c'est qu'il a été jugé comme un criminel politique, puis crucifié, et non lapidé comme les bandits ordinaires. Les quatre Evangiles concordent sur le chef d'accusation : roi des Juifs. Il s'agit donc bien d'une mise en cause politique. Mais j'ai du mal à concevoir qu'il ait pu avoir une activité politique au sens contemporain du terme. Ce serait anachronique. Le fait qu'il ait été le seul à être crucifié et que ses disciples n'aient pas été poursuivis est un indice qu'ils ne constituaient pas un mouvement politique important.

Dans le troisième épisode de votre Apocalypse, les chercheurs interrogés, sans basculer dans l'anachronisme, font référence à des formes très contemporaines du martyre...
Gérard Mordillat :
Des martyrs juifs sont morts pour ne pas renier leur Dieu. Les martyrs chrétiens sont héritiers de cette tradition, et ils introduisent l'innovation chrétienne du martyr volontaire. Ainsi, Ignace d'Antioche, un des premiers Pères de l'Eglise, réclame-t-il, vers 110, d'être sacrifié aux lions pour devenir « le pain pur du Christ ». Le martyr musulman hérite de la tradition juive et chrétienne, avec une dimension supplémentaire : être un soldat de la foi qui doit non seulement aller à la mort, mais aussi provoquer celle des infidèles. La conception du martyre traverse les trois monothéismes et renvoie à ceux qui se veulent martyrs de l'Islam.

Votre film évoque des polémiques qui ont porté sur des textes dont on a perdu toute trace mais que l'on connaît à travers les réfutations qui en sont faites par certains auteurs.
Jérôme Prieur :
Nous voulions que dans chaque épisode il y ait un texte de référence qui témoigne des formidables débats de l'époque, entre païens et chrétiens ou entre chrétiens. Ces textes apocryphes ont disparu. Par chance, un texte comme celui d'Origène d'Alexandrie, au milieu du IIIe siècle, répond point par point au discours de Celse, un philosophe grec épicurien ; ainsi, c'est grâce à un chrétien que l'on connaît le point de vue des adversaires du christianisme. Mais, à partir du IVe siècle, le christianisme a gagné et les textes de ses adversaires n'ont désormais plus de raison d'être. Il n'y a pas eu de découvertes épigraphiques ou archéologiques majeures depuis fort longtemps - celle des manuscrits de la mer Morte remonte à 1947 : l'espoir de retrouver un texte inconnu est très faible. Cependant, depuis les XVIIe-XVIIIe siècles, l'approfondissement de la lecture a été important. La dimension littéraire des textes est en effet prodigieuse. Nous nous situons dans ce mouvement, et ce qui est lu aujourd'hui le sera sans doute différemment dans cinquante ans.

Les avis divergent sur l'authenticité de la conversion de Constantin, premier empereur romain à se convertir au christianisme, en 312. Vous êtes-vous fait une opinion ?
Jérôme Prieur :
Il y a effectivement un débat entre ceux qui pensent que cette conversion est sincère et d'autres qui défendent la thèse de l'opportunisme politique. Ce qu'il faut comprendre, c'est que le choix de Constantin en faveur du Dieu chrétien ne signifie pas qu'il ait opté pour un christianisme exclusif. Dans la bataille des dieux qui se livre alors, Constantin choisit le Dieu chrétien sans pour autant abandonner ceux du paganisme. Cela ne lui apparaît pas inconciliable. Le terme de « conversion » est à utiliser avec prudence. On le comprend à l'écoute des explications lumineuses que donne l'historien Dominique Hollard, de la Bibliothèque nationale de France, sur les pièces de monnaie qui représentent Constantin en dieu solaire. Les théories surprenantes de Paul Veyne, qui voit en Constantin une sorte de préfiguration de Lénine, c'est-à-dire un homme qui veut donner à l'empire une vision nouvelle, vont dans le même sens. Constantin s'est appuyé, à un moment donné, sur la structure de l'Eglise, qui lui semblait plus solide. Nous voulions également établir la distinction entre le rôle public et politique de Constantin et son comportement privé. Ce drôle de paroissien a quand même assassiné une partie de sa famille ! Depuis Corpus Christi, nous nous sommes toujours imposé trois objectifs : narratif, didactique et dramatique. Et le portrait de Constantin nous permettait d'aborder le concile de Nicée de 325.

Bibliothèque nationale de France - Apocalypse FR 403 [v. 1250]

Bibliothèque nationale de France - Apocalypse FR 403 [v. 1250] DR

Un concile aux enjeux théologiques cruciaux ?
Gérard Mordillat :
Oui. Il s'agissait de savoir quelle était la relation entre le Père et le Fils. Rien de moins ! Sont-ils Dieu tous les deux ? Le Christ a-t-il été créé ou non ? Si le Christ a été créé, n'a-t-il donc pas toujours existé, et quand est-il arrivé dans le temps ? Or Dieu le Père est en tout lieu, en tout temps, etc. Ce dont il est question, à Nicée, c'est de la figure théologique du Christ : le Père et le Fils sont-ils de même nature, de même essence ? Le Christ est-il aussi en tout temps, en tout lieu ? C'est tout l'enjeu de ce concile, qui conclura à la double nature du Christ, humaine et divine, le Fils étant « consubstantiel » au Père.

Dans le dernier épisode sont traités les fondements juifs du christianisme, les persécutions et, en creux, l'antisémitisme, dont on connaît les drames ultérieurs. Une des chercheuses s'interrompt et cherche ses mots. Est-ce un effet de mise en scène ?
Gérard Mordillat :
Ce passage avec Emmanuelle Main, de l'Université hébraïque de Jérusalem, montre un aspect essentiel de notre travail. Face aux chercheurs que nous interrogeons, nous avons appris à nous taire, à accepter le silence, à ne pas interrompre. Lors de cette prise de vues, nous avons compris qu'il se jouait quelque chose d'essentiel pour l'histoire que nous racontions. Ce que traduit ce moment, c'est le paradoxe chrétien par excellence : Jésus est le messie d'Israël, sauf qu'Israël ne le reconnaît pas comme messie et que les Juifs ne sont pas convertis au christianisme. Les chrétiens reconnaissent ainsi comme Seigneur et Dieu un Juif qui n'est pas reconnu par les siens. Il faut sans cesse revenir à la question du rapport originel au judaïsme. La gorge serrée, Emmanuelle Main s'y reprend à plusieurs fois pour en parler. Sur un plan personnel comme sur un plan cinématographique, la grande leçon est d'être à l'écoute de l'autre.

Comment avez-vous choisi les chercheurs ?
Gérard Mordillat :
Nous avons lu et relu leurs travaux. Mais le choix est aussi subjectif, car nous voulions établir une relation personnelle avec celle ou celui que nous allions filmer, et qui acceptait de l'être en réfléchissant à voix haute. Nous n'avons pas établi de quotas entre catholiques ou non catholiques. Ces questions ne se sont jamais posées. Nous voulions filmer les portraits le plus soigneusement possible pour établir une relation intime. L'exercice proposé à ces intellectuels était compliqué, car un chercheur peut être un éminent spécialiste et être incapable de réfléchir à voix haute devant une caméra. Dans le montage, nous avons veillé à un équilibre des visages, des voix, des langues et des manières de parler. C'est donc une construction à la fois romanesque et musicale. Et si l'image apparaît extraordinairement dépouillée, c'est qu'elle a été complexe à concevoir et à réaliser. On peut ainsi décrypter le moindre signe sur un visage et en comprendre le sens et la portée. Chaque chercheur devient l'incarnation des moments et des personnages dont il parle.

Quel était votre parti pris pour filmer les manuscrits ?
Jérôme Prieur :
D'abord, faire sentir la main de celui qui, il y a plusieurs siècles, a recopié le manuscrit. Notre émotion a été très grande quand, dans Corpus Christi, nous avons pu voir, à la fondation Martin Bodmer, en Suisse, l'Evangile de Jean, écrit vers 170-180, presque complet. Mais cette émotion renaît à chaque fois : devant des manuscrits recopiés au IIIe ou au IVe siècle, devant des éditions anciennes...

Papyrus Bodmer 18, Fondation Martin Bodmer, Coligny (Genève)

Papyrus Bodmer 18, Fondation Martin Bodmer, Coligny (Genève) DR

Gérard Mordillat : François Catonné, le chef opérateur, a fait des prouesses. Nous avons écarté l'option du banc-titre (une caméra sur crémaillère) pour filmer à la main, afin que l'on sente que c'est un individu qui tient la caméra, qui s'approche du manuscrit et en observe les détails. La caméra glisse sur le papier, s'arrête sur un mot, et le téléspectateur est partie prenante de cette découverte.

Etes-vous conscients que vos séries sont des ovnis dans le paysage audiovisuel ?
Jérôme Prieur :
Elles apparaissent effectivement de plus en plus singulières, car nous faisons confiance aux téléspectateurs : nous ne nous adressons pas à une masse, mais à des individus à qui nous demandons une attention et avec lesquels nous établissons un dialogue.

Gérard Mordillat : Il a fallu que les responsables d'Arte nous fassent vraiment confiance pour, dès le début, ne pas partir en courant quand nous leur avons exposé notre projet. Car l'espace pour ce type de films est de plus en plus restreint. Et c'est paradoxal : regardez le succès remporté, sur Arte, par The War, la série documentaire consacrée à la Seconde Guerre mondiale. Nous voulions rompre avec un dispositif télévisuel frelaté qui consiste à organiser des débats prétendument polémiques où les vociférations l'emportent sur la parole, et qui ne sont qu'illusion de démocratie. Dans L'Apocalypse, face au chercheur qui parle, qui prend le temps de réfléchir, chaque téléspectateur peut exercer son esprit critique. Tous les intervenants sont des hommes d'une érudition incontestable, mais également capables d'exprimer leurs doutes. Or, le code télévisuel en vigueur aujourd'hui congédie systématiquement le silence ou le doute pour rechercher des avis péremptoires et des certitudes.

Portraits photo : Stéphane Lavoué/Myop pour Télérama

A voir

L'Apocalypse, les mercredis et samedis, à 21h00, du 3 au 20 décembre, sur Arte.

L'Apocalypse, coffret de 4 DVD Arte Vidéo (env. 50 EUR).

A lire

Jésus sans Jésus, de Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, éd. du Seuil/Arte, 228 p., 20 €.

Jésus contre Jésus (réédition augmentée), de Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, éd. du Seuil, coll. Points essais, 262 p., 8 €.

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