C'est l'autre livre. Celui qu'ignorent les profanes. Fait de plusieurs livres formant une somme de commentaires, il s'étire dans de longs volumes compulsés depuis des siècles par les étudiants en religion. "Le livre par excellence du judaïsme", écrit le rabbin Marc-Alain Ouaknin. Le Talmud est un ouvrage de sagesse, où s'enracinent une culture et un droit, où le croyant peut aujourd'hui encore découvrir des réponses aux questions, parfois très concrètes, que lui pose la vie. Le Talmud n'est pas la Bible, mais il lui est intimement lié, puisqu'il en est une sorte de complément.

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Pour bien comprendre son importance, il faut remonter en arrière jusqu'à l'acte fondateur que constitue, dans la Bible, la rencontre de Moïse avec Dieu. Dans les paroles délivrées au prophète, Dieu évoque une loi écrite: elle sera consignée par Moïse dans les cinq livres de la Torah (Genèse, Exode, Lévitique, Nombres, Deutéronome). Il mentionne aussi un commentaire oral, qui complète l'écrit, mais ne doit pas lui-même être écrit. Pendant des siècles, les rabbins vont donc se transmettre cet héritage de bouche à oreille, en respectant l'obligation d'oralité.

A la fin du IIe siècle de notre ère, les juifs vivent sous la domination romaine et dans la mémoire douloureuse de la destruction du deuxième Temple, à Jérusalem, en 70. Cet environnement hostile fait craindre à Yehuda Ha-Nassi, rabbin en Israël, que la transmission de la loi orale ne soit menacée, d'autant que l'immense matériau collecté au fil du temps ne peut plus être retenu par coeur. Le rabbin décide donc de transgresser la règle: ce qui devait rester oral devient écrit. La Mishna, compilation d'opinions et de débats légaux, est née, composante initiale du Talmud. Elle se divise en six ordres, eux-mêmes divisés en 63 traités et 524 chapitres, et s'intéresse à tous les aspects de la vie d'un juif: agriculture, vie quotidienne, fêtes, relations homme-femme, droit civil, droit pénal, sacrifices, pureté et impureté, etc.

Les trois siècles qui suivent la rédaction du recueil sont marqués par une vive effervescence intellectuelle. Le travail de Yehuda Ha-Nassi connaît une diffusion large pour l'époque. Les écoles talmudiques fleurissent en terre d'Israël mais aussi à Babylone (Irak actuel), les deux foyers les plus actifs du judaïsme d'alors. On y discute, on y débat, toujours selon le même principe: une phrase de la Mishna est analysée dans un échange entre deux "disputateurs", le maskhan (questionneur) et le tartzan (celui qui répond). Ils comparent leur résultat avec celui d'autres discussions sur le même sujet. Le fruit de ces dialogues incisifs va former le deuxième élément du Talmud, la Gemara.

Le nouvel ensemble (Mishna et Gemara) va faire l'objet d'une première compilation en Galilée. Le Talmud deJérusalem, écrit en araméen occidental, rassemblera les enseignements des écoles de Tibériade, Sepphoris et Césarée. Sa fabrication se fait dans un contexte difficile, alors que le pouvoir romain interdit l'étude et l'enseignement des textes juifs. La conversion de l'empereur Constantin au christianisme, en 313, n'a fait qu'aggraver les persécutions. Etudiants et maîtres doivent se rencontrer en secret, mais ils parviennent tout de même à achever la fabrication de ce Talmud, autour de l'an 400.

Un autre Talmud, en araméen mêlé d'hébreu, est rédigé plus tardivement à Babylone. Des communautés juives, descendance directe de l'exil, en 586 avant Jésus-Christ, prospèrent alors sur les bords de l'Euphrate, où rien ne s'oppose à l'étude des textes. C'est ainsi que deux érudits, Rav Achi (353-427), président de l'école de Soura, et son disciple Ravina, vont écrire le manuscrit qui s'imposera au fil des siècles comme le plus étudié, et le mieux considéré pour sa profondeur: le Talmud de Babylone.

Au IX

Avec ce Talmud et celui de Jérusalem, la tradition est désormais fixée. Elle ne sera plus modifiée qu'à la marge. Elle comprend deux types de textes. Les uns relèvent de la Halakha ; ils se rapportent aux questions de loi et de pratiques juives. Les autres appartiennent à la Haggada ; ils contiennent des exégèses bibliques et des récits de forme libre. Peuple du Livre, peuple des Livres... De cette manière, le judaïsme a aussi établi sa différence avec les autres monothéismes.

Le principe même du Talmud va pourtant être remis en question par un nouveau courant : le karaïsme. Entre le ixe et le xie siècle, il connaît une grande vogue tant en Europe que dans le monde arabe, qui sont alors les deux zones où résident majoritairement les juifs. Cette doctrine conteste radicalement la validité de la loi orale: seule la Torah écrite est reçue comme révélation divine. Son influence n'a cessé de décliner. Elle ne représente plus aujourd'hui qu'un courant très marginal.

Mais le XIe siècle voit surtout apparaître un personnage éminent, sans doute l'un des plus influents dans l'histoire de sa communauté: Chlomo Itzhaki, né à Troyes, en Champagne, aux alentours de 1040. Cet homme de grande culture va rester dans l'Histoire sous le nom de Rachi, et l'un des plus brillants talmudistes. Après des études en Allemagne, où il croise le chemin des maîtres de l'époque, il revient à Troyes, où il fonde sa propre école, rapidement fréquentée par des élèves venus de toute l'Europe. Singulier personnage que Rachi... Comme il refuse d'être rétribué, il double sa charge de rabbin du dur métier de vigneron. Parfois, selon des récits plus ou moins légendaires, il doit même abréger ses responsa (réponses aux questions qui lui sont posées) en raison des vendanges!

Un jour, Rachi aurait entendu dans une synagogue un père se tromper en donnant à son fils l'explication du sens d'un verset pourtant simple. Cette historiette est censée expliquer l'origine du travail dans lequel se lance Rachi: un commentaire simple à l'usage de tous, y compris des enfants, des versets de la Torah, et un autre du Talmud. Son style, d'une extrême concision, est reconnaissable entre tous. Avec Rachi, dit-on, "une goutte d'encre vaut de l'or". Ce sage soucieux d'équilibre et de mesure prend rarement parti et se contente souvent de rapporter les différentes explications possibles. Le cas échéant, il n'hésite pas à avouer son ignorance.

Le Talmud est toujours édité selon le texte établi en 1523

Après sa mort, en 1105, sa réputation ne flèchit pas. Ses successeurs se persuadent même qu'une inspiration divine l'a guidé. "Le Talmud sans le commentaire de Rachi serait comme un livre scellé", disent-ils. Le rabbin-vigneron champenois y gagne le surnom de "Commentateur de la Loi". En 1475, en Calabre, le premier livre de l'Histoire imprimé en hébreu est le sien. Dans toutes les éditions du Talmud de Babylone, son commentaire figure en marge de chaque page. Près de trois cent cinquante ans après son décès, l'invention de l'imprimerie va transformer les manuscrits talmudiques en un livre au sens moderne.

La première édition connue du Talmud daterait de 1482 ; elle a été imprimée à Guadalajara, en Espagne. Mais celle qui compte vraiment est publiée à Venise en 1523, grâce à l'autorisation, trois ans plus tôt, du pape Léon X. Le travail est effectué à partir d'un unique manuscrit du Talmud de Babylone en provenance de Leyde, aux Pays-Bas. L'éditeur d'origine anversoise, Daniel Bomberg, n'est pas juif, mais il s'est assuré les services, pour l'occasion, de deux talmudistes. L'équipe ainsi constituée va fixer une norme, toujours en vigueur en 2008, qui définit le format des pages, leur nombre, et la place attribuée sur le feuillet aux commentaires principaux: celui de Rachi, et celui de ses successeurs des xiie et XIIIe siècles, le plus souvent anonymes, désignés comme les Tossafot.

Dès lors, malgré les tragédies dues aux persécutions, le Talmud connaît une large diffusion. Il sera à nouveau édité, notamment à Vilna (auj. Vilnius, en Lituanie), au XVIIIe siècle. Mais surtout, il sera sans cesse lu, décortiqué, commenté. La tradition ne veut-elle pas qu'à la différence de la Torah, immuable à travers les âges, le Talmud ne soit "jamais achevé"?

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