A group of Orthodox Jews pray at synagogue in the small town of Uman, some 200 km south of Kiev, September 29, 2000. Some ten thousand pilgrims from Israel, the United States and France, the members of Bratslav Hasidic movement, arrived in this small town on Jewish New Year, Rosh-ha-Shana, to pray on the grave of the movement's founder Rabbi Nahman, who was buried here in 1810.YK/CVI/AA

A group of Orthodox Jews pray at synagogue in the small town of Uman, some 200 km south of Kiev, September 29, 2000. Some ten thousand pilgrims from Israel, the United States and France, the members of Bratslav Hasidic movement, arrived in this small town on Jewish New Year, Rosh-ha-Shana, to pray on the grave of the movement's founder Rabbi Nahman, who was buried here in 1810.YK/CVI/AA

L'Express

A la synagogue de la Rose-d'Or, c'est la prière du matin, celle du lever du soleil, sauf que le soleil ne se lève jamais sur Dnipropetrovsk. Les hommes ont revêtu leur tenue rituelle. Ils ont sanglé sur leur front la petite boîte qui contient des prières et les fait ressembler à des licornes. Un long châle blanc, le taliss, leur tombe des épaules jusqu'au milieu des reins. L'un après l'autre, le corps oscillant comme un pendule, ils psalmodient.

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Dans le tumulte des murmures, l'assistant du rabbin s'est dirigé vers le fond de la synagogue, où niche le trésor de la communauté, l'armoire à Torah. Celle qu'il en extirpe est protégée par un étui de velours blanc à franges dorées. Il la serre dans ses bras comme on serre un nouveau-né. Quand il l'offre aux regards enfiévrés, la cinquantaine de fidèles se ruent sur lui pour embrasser l'étoffe immaculée. Toutes les Torah sont sacrées. Mais celle-ci l'est encore un peu plus que les autres. Car elle ne dit pas seulement la Loi. Resurgie des ténèbres après presque soixante-dix ans d'oubli, la Torah miraculeuse de Dnipropetrovsk dit aussi l'histoire, écrite en lettres de sang, d'un peuple et d'un pays otages de toutes les barbaries.

C'est là que tout commence. A Dobrovelichkovka, une bourgade de 1 500 habitants, perdue dans les terres, à six heures de voiture de Dnipropetrovsk. Au matin du 23 décembre 1942, les Einsatzgruppen, les commandos de la mort nazis, ont exécuté les 207 juifs du village, dont 65 enfants, qu'ils avaient rassemblés dans un ravin, à l'ombre de la synagogue.

La "Shoah par balles", qui transforma l'Ukraine en fosse commune, fut un holocauste sans déportation ni chambre à gaz. Juste des hommes abattus comme du bétail au bord de tranchées qu'ils avaient eux-mêmes creusées. Un quart des 6 millions de juifs exterminés durant la Seconde Guerre mondiale l'ont été ici, souvent avec la complicité des nationalistes locaux. Alors, forcément, à l'idée d'expliquer à L'Express comment ils ont réussi à exhumer le livre saint d'un tel néant, Larissa et Nicolaï Lichenko se sont fait un peu prier. 1,6 million de morts sur les 2 millions de juifs qui, à l'orée de la guerre, vivaient en Ukraine, ça ne laisse pas beaucoup de place aux belles histoires, ni aux pieux sentiments.

Avec ses joues de petite fille et sa taille de lutteuse, Larissa se tortille sur sa chaise comme une élève pressée d'en finir avec une leçon mal apprise. A ses côtés, son mari, Nicolaï, esquisse des grimaces impuissantes. Assis dans le salon miniature de leur maison en briques rouges, ces instituteurs timides, nés à la fin des années 1960, jurent n'avoir jamais rien su de l'enfer nazi.

"Le rouleau de carton avec les lettres arabes"

La grande famine de 1932, organisée par Staline, oui, on s'en souvenait encore dans la famille Lichenko. Mais le sort des juifs durant la guerre, ce n'était pas un sujet de discussion. "On ne parlait pas de ces choses-là sous le régime soviétique, tranche Larissa. D'ailleurs on ne parlait de rien." Et la Torah?

Son destin renvoie à celui de Tamara, une vieille tante par alliance de Larissa, sage-femme à Andreyevka, un village voisin où les Einsatzgruppen ont accompli leur besogne coutumière, massacrant la population, brûlant les textes sacrés. Chère Tamara. C'est grâce à elle que le parchemin datant de presque deux siècles n'a pas été englouti dans les catacombes de l'Histoire. A sa mort, en 1991, elle lègue à Larissa et Nicolaï sa seule fortune: un gros coffre en bois renfermant les photos de son mariage, quelques carrés de broderie et ce que le couple a longtemps nommé "le rouleau de carton avec les lettres arabes". Jamais Tamara n'avait mentionné son existence. Les Lichenko veulent croire que, de par son métier, elle avait fréquenté la plupart des familles juives d'Andreyevka et qu'elle a sauvé cette Torah comme elle aurait sauvé une vie. Ils veulent croire.

Souvent, Nicolaï a songé à se débarrasser de l'héritage de tante Tamara. Un jour, la Torah a même été remisée avec le bois, derrière la maison, dans la cour où s'ébattent une dizaine d'oies, là où un trou creusé dans la terre fait office de toilettes. Elle atterrit finalement sur les étagères de l'entrée, coincée entre les romans à l'eau de rose et les livres de cuisine. Et c'est comme un honneur qui lui est fait.

Exfiltrée vers un atelier de restauration israélien

Au printemps 2006, Dieu intervient. A la télé, Larissa a vu un rabbin qui lisait la prière sur un parchemin presque identique au sien. Le couple demande à Youri, un collègue juif, professeur d'informatique, de poster un message sur un forum communautaire pour signaler qu'une merveille -enfin peut-être- se cache dans un bled du fin fond de l'Ukraine. A Dnipropetrovsk, l'Agence juive, Sokhnut, flaire le bon coup et décide d'envoyer son plus fin négociateur sur le terrain. Arkadi Golod est un ancien radiologue reconverti dans le commerce d'oléagineux -le genre de curriculum qui, dans le coin, n'étonne personne. Au premier coup d'oeil, on pressent déjà son art de la négociation. Il est taillé comme un pitbull. La suite, maintenant, c'est lui qui la raconte.

Cinq jours après le premier coup de fil aux Lichenko, muni de deux, trois liasses de billets, Arkadi taille la route jusqu'à Dobrovelichkovka. Au téléphone, il a fixé le prix de la relique: 500 dollars. Mais, là-bas, c'est une autre chanson. Nicolaï l'instituteur fait grimper les tarifs. 1 000 dollars? Niet. 3 000? Toujours niet. Maintenant, il dit avoir un deuxième acheteur. Pour 15 000 dollars! Le pitbull est sur les nerfs. L'hôtel Drouot, ce n'est vraiment pas son truc. Il finit par promettre de revenir le lendemain avec 15 000 dollars, lui aussi. Et si les enchères devaient reprendre? Arkadi roule ses épaules de parachutiste: "Je lui ai dit que, dans ce cas-là, c'est lui que je ramènerai à la maison..."

Le rabbin de Dnipropetrovsk, Shmuel Kaminezki, a déjà expliqué à Arkadi comment transporter la Torah. D'abord, la rouler dans un taliss. La poser dans une boîte en carton. Et glisser la boîte en carton dans une deuxième boîte en carton. Douze heures de voiture plus tard, les rouleaux sont sur son bureau. Et ils sont sublimes. Polis par la poisse, ombrés de moisissures, mais sublimes. Un expert jette un avis formel: cette Torah est une rareté rédigée, il y a près de deux cents ans, en Europe centrale. Il y a juste un problème. Elle est tronquée. Il manque la moitié des cinq livres du Pentateuque. "Eh bien! nous irons l'enterrer au cimetière...", décrète Shmuel Kaminezki. Car la Torah est un être vivant. Quand elle meurt, on célèbre ses funérailles. Le rabbin dit rarement des âneries. Mais, là, il a le sentiment d'avoir frôlé la boulette. Autour de lui, une sourde colère se lit dans les regards des fidèles. Et si laTorah pouvait être sauvée? Encore une fois.

Il a fallu rassembler 30 000 dollars et exfiltrer la relique, en contrebande, vers Israël pour que le roman continue. A Jérusalem, un atelier de restauration recèle une collection unique de ces bibles rescapées du monde entier. Certaines sont déchiquetées, d'autres noircies de haine. Il y avait une chance sur un million pour que la Torah si particulière de Dnipropetrovsk y trouve sa moitié. Mais le désespoir est une invention de mécréants. Des fragments de livres exhumés, jadis, en Roumanie correspondaient exactement à la Torah orpheline. Durant six mois, avec un soin de diamantaire, les artistes de Jérusalem vont retailler le parchemin à l'identique. Et, le 21 mai 2008, précédée d'un cortège digne d'un chef d'Etat, la Torah, coiffée d'une couronne en argent, fait son entrée dans la synagogue de la Rose- d'Or. Autour d'elle, les gens chantent et bondissent comme des lutins hystériques. Le rabbin, lui, pleure en silence.

Moïse Greiman n'était pas à la synagogue, en ce jour béni. Ses vieilles jambes ne le portent plus si loin. Mais il sait mieux que personne ce que vaut la relique exhumée de la nuit. "La Torah, dit-il, c'est notre mémoire, notre pérennité, notre patrie ambulante." Dans sa masure, il a accroché des tapis jusqu'au plafond pour soigner les écorchures du temps. Ses yeux brillants et ses oreilles décollées le font ressembler à un gamin. C'est la seule part d'enfance qu'on ne lui a pas arrachée. Il avait 10 ans quand les SS sont venus le chercher, lui et toute sa famille, pour les amener dans un parc, à la sortie de la ville. C'était le 14 octobre 1941. 10 000 juifs marchaient en procession vers la mort. "Plus on avançait, dit-il, et plus le bruit des mitrailleuses se rapprochait." Son père lui serrait très fort la main. A la vue d'un bosquet, il a lâché la prise. Moïse a couru pendant deux heures comme un lièvre apeuré. Ensuite, il a marché trois ans à travers l'Ukraine. L'ancien forgeron touche, aujourd'hui, la pension versée par l'Allemagne aux victimes de l'Holocauste: 390 euros par trimestre. Cette Torah surgie des limbes, elle est aussi pour lui.

La Torah n'est plus kacher

A la synagogue de la Rose-d'Or, ce matin de décembre, la prière touche à sa fin. Soudain, c'est comme si un obus venait de tomber du ciel. L'assistant du rabbin stoppe net la lecture de la sainte Torah. Il lance des regards ahuris vers l'assistance, mouline avec ses bras. Tout le monde se précipite. Dans le récit de Jacob et les 12 tribus d'Israël, une lettre s'est effacée. Une lettre du mot Dieu. C'est la malédiction. La Torah n'est plus kasher. Alors, le rabbin Kaminezki décide d'accomplir le dernier des miracles. Il convoque le scribe de la communauté.

La barbe malingre, une casquette noire vissée sur sa calotte, Arye Leib a trempé sa plume d'oie dans l'encre divine, composée de noisette concassée, d'huile d'olive et de bien d'autres choses encore. Maintenant, il attend que Dieu guide son geste. Ça vient. La plume crisse doucement sur le parchemin. Jamais, dans le monde, une lettre n'a été aussi bien dessinée. Alors, la vie peut recommencer. Les fidèles se télescopent en de furieuses embrassades. Le rabbin replie la Torah dans son fourreau blanc. Là-haut, le Tout-Puissant peut être fier de ses rejetons. A Dnipropetrovsk, la loi est entre de bonnes mains.

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