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"L'Enfant juif de Varsovie. Histoire d'une photographie", de Frédéric Rousseau : l'enfant du ghetto

Frédéric Rousseau retrace l'histoire d'une photographie devenue le symbole de la barbarie nazie.

Par Jean-Louis Jeannelle

Publié le 08 janvier 2009 à 12h50, modifié le 08 janvier 2009 à 12h50

Temps de Lecture 5 min.

Ghetto de Varsovie, 1943 : coiffé d'une casquette trop grande pour lui, un jeune garçon en culottes courtes se tient debout, les mains en l'air ; derrière lui, un soldat pointe une arme dans sa direction.

Prise lors de l'écrasement de l'insurrection du ghetto, cette photographie, mille fois vue dans des manuels d'histoire, des oeuvres d'art ou sur les murs du métro parisien, hante notre mémoire collective. Frédéric Rousseau en retrace la fascinante histoire. Première surprise : qu'un spécialiste reconnu de la Grande Guerre analyse les multiples emplois de l'une des icônes les plus célèbres de la Shoah. Son intérêt pour 14-18 comme expérience sociale, prise entre la parole vive des témoins et l'exercice de la censure, justifie un tel choix.

Curieux "objet nomade", ce symbole de la barbarie nazie n'a joui d'une telle notoriété que depuis les années 1970. Rousseau rappelle qu'à l'origine l'enfant juif de Varsovie n'était pas seul : son étude s'ouvre sur les 53 photographies jointes au rapport que le général Jürgen Stroop, responsable de la liquidation du ghetto au printemps 1943, destinait aux plus hauts dignitaires de la SS. C'est là que se trouvait initialement le cliché de ce garçon que nous connaissons tous... "de vue".

Replacée dans cet album, la photographie prend une autre portée. Car Stroop avait soigneusement choisi chaque reproduction, destinée à glorifier les soldats allemands tombés au combat "pour le Führer et la Patrie" et contre les "bandits juifs" : son "rapport" se voulait un matériau d'archive, exigé de lui par ses supérieurs, et que Stroop lui-même entendait utiliser pour la rédaction de ses Souvenirs et ses "futurs travaux d'histoire".

Trop familière, trop émouvante, en quelque sorte aveuglante, l'image du garçon juif retrouve sens, réinscrite dans la série photographique confectionnée par les meurtriers eux-mêmes, et dans laquelle Rousseau identifie un véritable "récit" : l'arrestation systématique des familles juives cachées dans le ghetto incendié immeuble après immeuble ; leur acheminement vers l'Umschlagplatz, d'où elles étaient déportées à Treblinka ; les "bunkers" précaires dans lesquels elles se terraient ; ou encore l'élimination des "parachutistes" - ainsi nommait-on les juifs qui "se précipitaient sur le sol, sur l'asphalte et les pavés, du haut des fenêtres, des balcons et des greniers des maisons dont le rez-de-chaussée était en flammes", et que les soldats tuaient "en plein vol".

Au milieu de cet album, dont les commentaires de Frédéric Rousseau rendent chaque détail plus saisissant, la photographie n°14. "De par sa position, au coeur de la photographie, écrit l'historien, le garçonnet crève littéralement le cadre composé par l'opérateur." A côté de lui, au premier plan, une femme se retourne : peut-être a-t-elle reconnu le soldat qui pointe son fusil sur l'enfant ; il s'agit de Josef Blösche, bien connu dans le ghetto pour son sadisme. Entre l'intention à laquelle répondait cette photo et la lecture qui en est faite aujourd'hui, l'écart est vertigineux : loin de chercher à susciter la pitié pour d'impuissantes victimes, l'image avait pour fonction première d'"illustrer la force d'âme d'un grand chef, Jürgen Stroop, ainsi que le dévouement admirable de ces troupes d'élite capables de surmonter l'inhumanité apparente de leur mission au nom de l'idéal nazi". Pour nous, à l'inverse, tout y dénonce l'intention héroïsante de Stroop : sur le visage des femmes et des enfants que les nazis se faisaient une gloire d'exterminer, c'est la terreur que nous reconnaissons.

RAPPORT MILITAIRE

Frédéric Rousseau, qui s'appuie notamment sur le travail mené par l'universitaire danois Richard Raskin (A Child at Gunpoint : A Case Study in the Life of a Photo, Aarhus University Press, 2004), montre par quel processus un simple cliché inséré dans un rapport militaire est devenu l'une des images les plus emblématiques de la Shoah. Processus que rien ne laissait prévoir au sortir de la guerre : si le "Rapport Stroop" fut commenté durant le procès de Nuremberg, on s'intéressa avant tout aux clichés illustrant les crimes perpétrés par les nazis. La photographie de l'enfant, pourtant retenue avec dix-sept autres, ne fut finalement pas présentée devant le tribunal : les accusateurs alliés préféraient établir précisément l'ampleur des massacres plutôt que de solliciter l'émotion.

Après la guerre, malgré quelques apparitions au cinéma ou dans des livres, comme Nuit et brouillard d'Alain Resnais (1956), Le Temps du ghetto de Frédéric Rossif (1961) ou L'Etoile jaune de Gerhard Schoenberner (1960), le jeune garçon trouve difficilement sa place dans un régime mémoriel dominé par le mythe "résistantialiste" : en France comme en Israël, on préfère alors les symboles martiaux, plus valorisants pour les identités nationales. En 1969, toutefois, l'édition anglaise de L'Etoile jaune paraît avec en couverture la photographie de l'enfant, isolé, encadré de blanc sur fond noir : "Les juifs du ghetto ne portaient pas d'étoile jaune, mais un brassard. Chacun le sait. Mais visiblement cela n'importe plus", constate Frédéric Rousseau, comme si l'enfant du ghetto était devenu le délégué symbolique de tous les juifs déportés.

Désormais, un simple zoom sur le jeune garçon suffit à l'arracher à son contexte historique et à le rendre disponible aux opérations de montage, sources d'inévitables malentendus. Dès la fin des années 1970, l'image fait l'objet d'une véritable surenchère : aux héros se sont substituées les victimes. Mais récupérée, parfois instrumentalisée par des groupes de pression afin d'attirer la compassion de l'opinion publique, la célèbre photographie devient l'objet d'une série d'affaires, en Palestine ou aux Etats-Unis, où se brouillent les frontières entre mémoire, pitié et politique.

Voici du reste l'une des meilleures surprises de ce livre : qu'au terme d'une minutieuse enquête, la célèbre photographie se trouve renforcée dans son statut d'icône, rendue plus poignante encore par la révélation des aléas qu'elle a connus et des circonstances qui nous l'ont rendue visible. Là où nous croyons, par crédulité ou paresse d'esprit, qu'une image rend compte intégralement de ce qu'elle désigne, Frédéric Rousseau nous rappelle que "l'oeil est un sens qui se dresse, qui s'éduque ; le regard a besoin d'apprentissage et de pédagogues". Prenant appui sur les travaux de Roland Barthes et ceux, plus récents, de Jacques Rancière, les historiens occupent aujourd'hui cette fonction didactique, véritable contre-pouvoir aux usages politiques ou médiatiques des images.


L'ENFANT JUIF DE VARSOVIE. HISTOIRE D'UNE PHOTOGRAPHIE de Frédéric Rousseau. Seuil, 272 p., 21 €.

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