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Bernheim : «Ma compassion va aussi aux civils palestiniens»

Gilles Bernheim, 56 ans, élu en juin, commence son premier mandat de Grand Rabbin de France. Il dresse un tableau de la situation du judaïsme en France, de son rapport à la laïcité et prend la parole sur les sujets qui préoccupent la communauté juive, notamment l'antisémitisme et le conflit entre Israël et le Hamas.

LE FIGARO - Comment se définit Gilles Bernheim, non pas le Grand Rabbin dans sa fonction, mais l'homme, l'intellectuel, le croyant ?
Gilles BERNHEIM - Même s'il est difficile de dissocier les trois termes, essayons quand même. L'homme rabbin est d'abord un passeur : il doit se faire l'intermédiaire entre la grandeur des textes de la tradition juive et les besoins des hommes. Comment la transcendance dont je dois témoigner peut-elle s'incarner dans la réalité quotidienne ? C'est la question fondamentale que je porte en moi, chaque matin, en me levant, ou en commençant une étude de la Torah.L'intellectuel est un «inquiéteur». Aujourd'hui plus que jamais, dans une société bien pensante où la réussite matérielle comme but ultime va de soi, les médias font un formidable bruit qui, parfois, empêche de penser. Dans un tel contexte, le juif a charge de maintenir la part d'étrangeté et de questionnement qui est au cœur du judaïsme.Quant au croyant, le Talmud dit de lui qu'il est au centre de lui-même avant d'être le centre du monde, et que l'important n'est pas d'être vu mais de voir. J'y ajouterai deux choses : les vrais croyants font peu de bruit car il est inutile de prêcher, il faut donner l'exemple. Et la confiance en Dieu ne peut reposer que sur une évidence intérieure ainsi que sur la justesse d'un enseignement de la Torah.

On vous dit « orthodoxe », qu'est-ce que cela veut dire ?
Être juif orthodoxe est à la fois une manière de vivre et une manière de penser, une discipline et une doctrine. Certes, la première exigence du judaïsme est, comme le dit Maïmonide, d'avoir foi en Dieu. Mais l'exigence centrale du judaïsme n'est pas la confession d'une croyance. Affirmer : «Je crois en? » ne fait pas d'un homme un juif, de même qu'affirmer : « Je crois en ma patrie » ne naturalise pas un étranger. Est citoyen celui qui accepte la soumission à une Constitution, à ses droits et à ses obligations. Ma relation à Dieu ne s'exprime pas par un article de foi, mais par l'acceptation d'un ordre qui détermine toute ma vie. Ce qui importe, c'est de mener une vie exemplaire et juste dans ce que les juifs pratiquants appellent Torah et mitsvot, la Loi et ses préceptes.

Votre élection en juin dernier a été marquée par une lutte sans merci. A-t-elle laissé des traces ?
Je m'emploie depuis le jour de l'élection à faire en sorte que le climat soit apaisé. Mais il faut aussi rappeler que cette campagne a été perçue, à l'extérieur de la communauté juive, comme une preuve de démocratie et de vitalité.

Dans quelle situation trouvez-vous la communauté juive de France ?
M'autorisez-vous à être optimiste ? L'intérêt grandissant qu'on observe pour les enseignements du judaïsme, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de nos communautés, est porteur des plus grandes espérances. J'observe à ce sujet autour de moi toutes les formes d'engagement, notamment des jeunes ménages qui s'installent dans une vie d'observance religieuse tout en s'ouvrant à des intérêts nombreux et nouveaux. La visibilité du judaïsme français (écoles, alimentation et restauration Kasher, centres d'étude) est un gage de vitalité et de pérennité. À condition que ceux qui transmettent le judaïsme soient à la hauteur et du message dont ils sont les dépositaires et des attentes auxquelles ils ont à répondre. Il importe de favoriser au maximum les échanges entre les différentes sensibilités de la communauté afin qu'elles se fécondent mutuellement dans l'étude de la Torah et de la Tradition. Et que naisse une vraie parole de vie, non seulement vécue par celui qui l'a dite, mais qui porte vie à celui qui l'entend.

Par quoi l'avenir de la communauté est-il le plus menacé, l'antisémitisme ou les divisions internes ?
Malgré ce qu'il est de bon ton de dire, la communauté juive n'est pas aussi profondément divisée que d'autres, même s'il est urgent d'agir pour enrayer les facteurs de division. Elle manifeste un attachement profond et exemplaire à Israël, le monde de l'étude est dynamique et le cadre institutionnel respecté. Quant à l'antisémitisme qui menace la communauté juive, et au-delà de la colère que m'inspirent des actes odieux commis envers les juifs, mais aussi envers des musulmans ou des chrétiens, j'ai le sentiment qu'il est lié à d'autres formes de violence de la société française, et que si ça doit être un signal fort, ce n'est pas seulement pour les juifs de France, mais aussi pour l'ensemble de la nation française.

Quelles seront vos priorités à court terme ?
Diriger de façon accessible et transparente le rabbinat français en travaillant en équipe pour le Consistoire de France. Renforcer les piliers de la vie juive française que sont le rabbinat, l'éducation juive, les tribunaux rabbiniques et les Consistoires régionaux. Rassembler les juifs dans la solidarité et dans l'ouverture, tout en affirmant la référence stricte à la Loi juive. Représenter l'ensemble de la communauté juive de France avec le souci du dialogue et de l'exemplarité.

Que voulez-vous construire à long terme ?
Ma priorité est de rénover la formation initiale des rabbins et d'instaurer une formation professionnelle continue. Mais aussi d'œuvrer pour que la communauté juive donne une image empreinte de dignité, parfaitement intégrée sur le plan des valeurs civiques dans la communauté nationale et soucieuse de ses devoirs envers elle. Dialoguer avec les acteurs politiques, les autres religions et la société civile. C'est sur ces engagements que nous avons été élus, avec le président du Consistoire de France Joël Mergui. Être en dialogue permanent avec les dirigeants des autres institutions juives de façon à les inspirer, et sans me substituer à eux, est aussi l'une de mes priorités.

Vous êtes très engagé dans le dialogue judéo-chrétien. Pourquoi cet intérêt privilégié ?
La question qui me préoccupe depuis près de trente ans est de savoir comment débattre entre juifs et chrétiens sans faire comme si certains conflits théologiques n'existaient pas. En tant que juif, j'exprime ma vision de Jésus et des Évangiles car les enseignements de et sur Jésus méritent d'être pris en compte et déchiffrés selon la clé de la tradition rabbinique. C'est à cet exercice que je me suis livré dans le livre de dialogue avec le cardinal Barbarin. Faut-il par ailleurs rappeler que grâce et à partir de Nostra Aetate, les catholiques ont beaucoup à gagner pour mieux comprendre les Évangiles, pour être plus fidèles à Jésus, en écoutant la tradition juive qui témoigne de l'existentialité biblique en laquelle Jésus s'est exprimé et a vécu ?

Partagez-vous le même intérêt pour la communauté musulmane ?
Oui, à condition que les relations judéo-musulmanes soient centrées sur le présent et l'avenir plutôt que nourries d'évocations historiques, tantôt idéalisées, tantôt dramatiques. La coexistence pacifique et le respect mutuel entre juifs et musulmans sont des objectifs impérieux.Leur proximité tient d'abord au fait que, pour les deux religions, le poids des commandements et des gestes est considérable. Un musulman comprend parfaitement ce qu'est une boucherie kasher. Nous sommes ici sur un terrain où l'intellectuel occidental moderne est complètement perdu. L'idée que l'identité puisse être portée par des gestes répugne à l'Occident et ne lui évoque que fanatisme, intégrisme ou tyrannie, tout ce qui est de l'ordre de la contrainte pratique lui apparaissant comme le contraire de la foi.Plus que sur le monothéisme qui, pour être commun aux trois grandes religions révélées n'en est pas moins pensé et vécu par chacune de façon différente, c'est sur cette commune exigence d'une pratique religieuse qu'il convient, me semble-t-il, de mettre l'accent dans les relations entre juifs et musulmans.

La « laïcité positive » défendue par le président de la République est-elle une bonne idée ?
La pensée de Nicolas Sarkozy me semble faire écho à cette phrase de Baudelaire à laquelle j'adhère parfaitement : «Il n'y a d'intéressant sur la terre que les religions.» Ce qui veut dire que les religions restent les ultimes réserves de signification, de poésie dans un monde désenchanté par le rationalisme et la technique. Il n'y a donc rien d'étonnant qu'en cette phase critique de la modernité que nous sommes en train de vivre, la religion vienne au centre du débat. Personne ne l'a dit plus nettement que Louis Dumont : « On ne peut pas se passer de toute transcendance, il n'y a rien qui ne puisse reposer que sur soi-même. En particulier, tout ordre humain repose sur son au-delà.» Permettez-moi, à partir de références culturelles et religieuses bien différentes, de faire mienne cette parole.

Comment la communauté juive de France doit-elle se positionner par rapport à Israël et, plus particulièrement, sur le conflit en cours à Gaza ?
Les juifs de France considèrent avec angoisse les combats qui font rage à Gaza. Ils sont très nombreux à avoir des proches en Israël et tremblent à l'idée des victimes et des soldats qui, à l'image de Guilad Shalit, pourraient être enlevés. Mais un autre facteur les tourmente et je voudrais le faire comprendre à partir du récit biblique. Lorsque Jacob va à la rencontre de son frère Esaü dont il apprend qu'il est armé jusqu'aux dents, le verset dit que Jacob eut peur et qu'il fut effrayé. Tous les commentateurs s'interrogent sur cette répétition et concluent qu'il eut peur d'être tué mais qu'il eut plus peur encore d'avoir à tuer. Ma compassion, comme celle de tous mes coreligionnaires, s'étend aux populations civiles palestiniennes et je regrette que les guerriers du Hamas soient entrés dans une folie meurtrière qui les dépasse et les broie.

Le doute et le trouble dominent en ce début d'année après «la» crise de 2008. Que nous est-il arrivé, au fond ?
Comme tout un chacun, j'ai été sensible à l'ampleur de la crise financière, suivie de la crise économique, suivie d'un début de crise sociale qui va, semble-t-il, s'amplifier en 2009. Mais il y a des éléments troublants : le désarroi des experts qui n'ont rien vu venir et se trompent avec constance, les interventions spectaculaires des gouvernements avec des effets pas toujours convaincants et, pour le moment, la relative sérénité des opinions publiques. Cette paix fragile va-t-elle durer ? Nul ne le sait. L'année 2009 paraît couverte de nuages sombres.

Sur quel point de vigilance et quel point d'espérance l'homme de foi et le philosophe s'attarderait-il pour 2009 ?
Parlons plutôt de vigilance et d'exigence. Vigilance sur le fait que la qualité d'une société se mesure au sort qu'elle réserve aux plus pauvres des siens et à l'effort qu'elle déploie pour prévenir la pauvreté et ses ruptures. Travaillons à l'élaboration d'un projet, celui du bien commun, en prenant comme révélateur la place des plus pauvres dans notre société. Car avec la mort des idéologies sociales, on a souvent oublié de préserver ce qui faisait le ferment de tant d'engagements généreux.La Torah ne peut faire l'économie de cette exigence et ne peut que nous interpeller en cette situation de crise due au manque de travail. Comment, par exemple, vivre le shabbat comme aboutissement de six jours de travail pour un homme qui est précisément exclu du travail ? Quelle sagesse le respect du shabbat peut-il révéler à une société qui vit le non-travail comme un mal social qui menace sa cohésion ? Parce que le vrai shabbat valorise une responsabilité qui tout à la fois libère l'homme et lui rend sa dignité. Comment donc faire pour que se rejoignent cette notion à la fois utopique et exigeante du shabbat et la réalité sociale aggravée par la crise que nous connaissons ? Telle est d'abord ma vocation de rabbin, ce que l'on appelle l'exigence de la foi. C'est à cette condition que le judaïsme prendra sa part de l'effort de refondation morale de la société.

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60 commentaires
  • Michael-Yoav

    le

    Quel bonheur d'ecouter un commentaire digne comme celui-ci... L'identité d'Israel, laquelles est associé clairement aux fois chretiennes, et musulmanes, partagent l'ouverture d'un pere commun, d'un message commun, celui d'Avraham.. Vecteur de reconciliation

  • Michael-Yoav

    le

    Vous presuposer un parallelisme entre les Juifs orthodoxes et les musulmans integristes.... Heureusement que vous précisiez me paraissent aussi instables... Car les apparances sont trompeuses... Les amalgames, et les analogies, insensée sont précisement, l'incompréhention, et les sources de malentendu, qui conduisent, les instables, à la violence.. Donc, gars au apparence !

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