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"Z 32" : sur le drame israélo-palestinien, un documentaire authentique... avec trucages et numéros musicaux

Dans son film, Avi Mograbi recueille la parole d'un soldat qui reconnaît avoir tué deux policiers palestiniens.

Par Jacques Mandelbaum

Publié le 17 février 2009 à 16h27, modifié le 24 février 2009 à 10h37

Temps de Lecture 4 min.

Voici maintenant vingt ans qu'Avi Mograbi bricole dans son coin de terre promise des films bizarres et inclassables. Ils tiennent à la fois du documentaire, de la fiction, du journal intime, de la farce brechtienne. Voici vingt ans que cet Israélien moyen, violemment opposé à la politique de son pays, s'estime personnellement comptable de l'impasse douloureuse dans laquelle l'Etat dont il est le citoyen a contribué à enfermer la région. Contre cela, il invente des dispositifs aussi subtils qu'extravagants, tient la chronique de sa vie domestique, met le feu aux check-points, mouline l'air de ses imprécations. En un mot, il boxe, avec sa caméra pour arme, jetant à chaque fois son corps de clown triste poids lourd dans un ring régulièrement déserté par l'adversaire.

C'est pourtant sur son terrain qu'il est encore allé chercher le sujet de son nouveau film documentaire, Z 32, à n'en pas douter l'un des sommets de son oeuvre. Z 32 est le nom de code du soldat d'un corps d'élite de l'armée israélienne qui a accepté de parler devant sa caméra, témoignant à visage couvert d'une opération de représailles consécutive à un attentat, au cours de laquelle deux policiers palestiniens ont été délibérément exécutés.

Aussi forte que soit la parole de cet homme, manifestement tenaillé par le remords, aussi instructive que puisse paraître l'information qu'il délivre sur l'entraînement et le bourrage de crâne des commandos, l'essentiel du film ne réside pas là. Un assassinat ciblé, un acteur anonyme qui témoigne : voilà une forme sulfureuse que le reportage télévisuel a depuis longtemps canonisée.

Le film trouve justement son intérêt dans le refus du réalisateur de s'en accommoder. Dans la question préalable qu'il se pose, et partant qu'il nous pose, de savoir si un cinéaste peut moralement se contenter, sous prétexte de révélation, de filmer un homme sans visage. Il s'agit ici de faire passer la responsabilité du réalisateur vis-à-vis de son personnage avant le profit spectaculaire qu'il pourrait en tirer. La réponse offerte par Z 32 est à cet égard passionnante. Le réalisateur choisit de reconfigurer progressivement, par un trucage numérique, le visage de son personnage.

CHIMÈRE MONSTRUEUSE

La première étape de cette métamorphose est à mi-chemin du floutage et du masque grec. Deux yeux et une bouche, formant cratères dans le halo cotonneux de la tête. Parallèlement, Avi Mograbi et quelques instrumentistes réunis dans son salon figurent un choeur qui met en chanson les incertitudes déontologiques et méthodologiques du cinéaste. On est ici dans un théâtre antique de poche qui interroge la réalité israélienne à l'aune de la tragédie grecque. Le masque du héros, dont la bouche évoque le sentiment d'impunité des commandos et le plaisir de l'action meurtrière, n'est autre que celui de la victime séculaire qu'il veut exorciser. Il est en même temps celui de la fatalité à laquelle il voudrait se soustraire. Jamais le destin tragique d'Israël n'aura été mieux figuré.

A mi-parcours, un visage achevé apparaît. Ce n'est pas celui du témoin. C'est celui d'un autre homme numériquement greffé, et voulu suffisamment imparfait pour qu'un mouvement de la main le traverse de part en part ou que la fumée de cigarette lui sorte par les yeux. Il s'en dégage une fascinante ambiguïté : chimère monstrueuse d'un côté, humanité reconquise de l'autre. On quitte ici la typologie du masque grec pour entrer dans la problématique judéo-chrétienne, et du même coup cinématographique, du libre arbitre et de l'incarnation. Le mal ne vient plus des dieux, il est désormais en l'homme, dans sa capacité à le déchaîner ou à le juguler.

Difficile d'éviter ici la pensée du philosophe Emmanuel Levinas, qui fait précisément de la vulnérabilité du visage d'autrui le lieu d'élection de notre responsabilité à son égard : "Le visage est cette possibilité du meurtre, cette impuissance de l'être et cette autorité qui me commande "tu ne tueras point"." La reconnaissance du visage de l'autre, pour ce philosophe dont la famille fut exterminée par les nazis, c'est donc la découverte d'une éthique qui restreint notre propre liberté en même temps qu'elle fonde notre humanité.

Que fait Mograbi dans Z 32, sinon appliquer ce questionnement à sa pratique de cinéaste ? Filmer un homme qui demande le pardon, serait-il un ennemi politique, c'est se mettre dans l'obligation, non de le pardonner en lieu et place de ses victimes, mais de lui rendre le visage qu'il a perdu pour permettre à ce pardon d'être justement "envisagé". Le remplacer par celui d'un inconnu, c'est dire de surcroît que tout citoyen est redevable des actes que commet l'Etat en son nom.

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On l'aura compris, les questions cinématographiques que pose Z 32 sont des questions politiques. Elles évoquent notre manière de nous comporter devant le mal, celui que l'on commet comme celui que l'on subit, et la difficulté d'accéder au pardon. Autant dire que l'humanisme brûlant de ce film porte un des plus forts témoignages jamais filmés sur la nature du conflit israélo-palestinien.


Film documentaire israélien d'Avi Mograbi. (1 h 21.)

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