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La quête éperdue d'une modernité juive, à l'aube de la catastrophe

Le Musée d'art et d'histoire du judaïsme retrace les chemins esthétiques de l'Europe d'avant la Shoah.

Par Nicolas Weill

Publié le 18 février 2009 à 15h56, modifié le 18 février 2009 à 15h56

Temps de Lecture 3 min.

Au début du XXe siècle, dans une l'Europe de l'Est où vivaient encore des millions de juifs, pour la plupart yiddishophones, s'est formé un projet intellectuel d'une radicalité inédite : édifier de toutes pièces une modernité esthétique proprement juive en utilisant les ressources d'une tradition avec laquelle on se trouvait pourtant en situation de rupture. Tel est le moment culturel, cerné entre la première guerre mondiale et la Shoah, auquel le Musée d'art et d'histoire du judaïsme (MAHJ) consacre ce qui restera sans doute parmi ses expositions les plus réussies.

Car si l'"art juif" reste une notion difficile à cerner (du fait de l'interdit biblique de la représentation), l'idée d'une modernité esthétique juive, à laquelle se sont affrontés de nombreux artistes, soulève des questions plus complexes encore. Pour Nathalie Hazan, commissaire de "Futur antérieur", l'originalité de cette production réside dans un entrelacement indéfectible entre l'oeuvre plastique et la lettre hébraïque. Voila pourquoi le livre illustré se révèle le support par excellence de l'extraordinaire efflorescence qui nous est donnée à voir, à l'hôtel Saint-Aignan.

Les conservateurs de musée le savent : l'objet-livre représente ce qu'il y a de plus ardu à montrer. Du reste le Jewish Museum de New York, pour évoquer le même mouvement le long d'une période comparable (1919-1949), a prudemment choisi d'exposer (jusqu'au 22 mars) le travail plus spectaculaire fourni par Chagall et les autres artistes sur les décors du théâtre juif.

Or, à Paris, l'accrochage clair et pédagogique, une scénographie qui mêle des voix récitant la poésie yiddish et des projections de photos et d'extraits de films, parvient à restituer pour le non-initié le foisonnement et le style reconnaissable d'un univers esthétique tout à fait singulier. Jamais on ne s'ennuie en parcourant les deux étages où flamboient avec netteté sur fond de murs blancs, comme autant de pages, les lettres hébraïques dans le kaléidoscope de la modernité yiddish.

Tout commence avec les grandes expéditions ethnographiques de la première décennie du XXe siècle destinées à recueillir les traces du folklore juif de la "zone de résidence" (portion du territoire de l'empire russe où les juifs étaient confinés). L'une des oeuvres emblématiques résultant de ce collectage massif de la culture populaire juive russo-polonaise est la fameuse pièce d'Ansky, Le Dybbouk (représentée pour la première fois à Moscou en 1921), et dont une scène, la célèbre danse de la mort, est projetée en boucle.

L'impact de cette confrontation visuelle des futurs artistes avec la pratique ornementale juive telle qu'elle s'offre à leurs yeux sur les pierres tombales par exemple sera considérable, comme le montrent les motifs recopiés par Solomon Youdovine et déposés au Musée ethnographique de Saint-Pétersbourg. Quant au plafond et aux peintures murales de la synagogue de Mogilev, avec son Léviathan et ses signes astrologiques, on constate qu'elles ont eu une influence directe sur le peintre El Lissitzky et sur tous ceux dont le programme consistait à substituer l'art à une religiosité déclinante.

De ce rassemblement exceptionnel naît une conviction. Oui, il y a bien eu un moment artistique juif identifiable comme tel parce que faisant corps avec un texte sacré ou littéraire. Et non, cette "renaissance juive" ne se réduit pas à autant de sous-chapitres des grands courants contemporains : le cubisme, le futurisme, l'expressionnisme ou le suprématisme de Malevitch, avec lesquels certains des artistes exposés finiront par se confondre, quand ils ne termineront pas dans le réalisme soviétique. A croiser ces groupes éphémères d'illustrateurs ultra-inventifs, le public traverse avec eux un monde où le sol brûle sous les pieds des poètes et des peintres, éditeurs acharnés de revues entre Varsovie, Berlin et Paris, telle Khaliastra, ou Albatrosfondée par le poète sioniste et nationaliste Uri Zvi Grinberg, dont les calligrammes sont reproduits dans le superbe catalogue qui accompagne l'exposition (Futur antérieur, Skira-Flammarion, 272 pages, 49 €).

Plus encore que des oeuvres, c'est une utopie perdue de la modernité, un élan à la fois révolutionnaire et juif propre à consumer ses propres enfants que ce parcours insolite nous invite à retrouver. Et qu'importe si ce rayonnement n'aura duré qu'un battement de cil au regard de l'histoire !


"Futur antérieur. L'avant-garde et le livre yiddish. 1914-1939".
Musée d'art et d'histoire du judaïsme, hôtel Saint-Aignan, 71, rue du Temple, Paris-3e.
Tél. : 01-53-01-86-53. Jusqu'au 17 mai. De 11 heures à 18 heures ; le dimanche de 10 heures à 18 heures. Fermé le samedi. Nocturne le mercredi jusqu'à 21 heures. Entrée 7 €, tarif réduit 4,50 €.

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