Blog : Torah-Box

Les textes de la Torah ont ceci de particulier qu’ils nous proposent des portraits des principaux artisans de notre histoire dans toute leur complexité, sans chercher à édulcorer ou ignorer les périodes de vie difficiles.À travers cette volonté de réalisme, parfois presque brutal, le lecteur n’ignore ni les failles des héros ni les douleurs de leur mission. Moché Rabbénou, les prophètes Élie, Jonas, Jérémie — autant de figures spirituelles majeures — tous ont, à un moment, vacillé sous le poids du désespoir.

Ainsi, dans notre Paracha, Béha'alotékha, Moché semble accablé par les plaintes d’un peuple insatiable, et exprime son désarroi sans détour au Maître du monde.

Ce constat ne signe pas une faillite, mais trace une vérité profonde': il n’est pas de vocation élevée, de leadership spirituel authentique, qui ne croise, en chemin, des doutes, des échecs, des vertiges. Cela ne rend pas les figures bibliques moins inspirantes — bien au contraire, elles deviennent plus proches de nous. Ce qui bouleverse, c’est précisément qu’elles soient, comme nous, vulnérables.

Leur cri est un cri de l’intérieur. Celui d’êtres investis d’une mission à laquelle ils ne peuvent se soustraire, mais qui ne leur laisse aucun repos. Leur solitude, leur sentiment d’échec, leur incompréhension du monde, tout cela résonne avec une lucidité bouleversante.

Et pourtant — et c’est là le cœur du message — aucun ne cède au désespoir. Aucun ne renonce. La voix intérieure qui les pousse à s’effondrer est aussi celle qui les relève. Car leur moteur ne tient pas dans leur confiance en eux-mêmes, mais davantage dans leur croyance en D.ieu. Ils ne poursuivent pas leur grandeur, mais répondent à un appel. Leur force vient d’au-delà d’eux-mêmes.

Le Rav Jonathan Sacks voit dans cette tension, l’essence même du monothéisme biblique': un humanisme exigeant, lucide, qui reconnaît que la grandeur humaine ne réside pas dans l’invulnérabilité mais dans la fidélité à une mission plus haute que soi.

Ce n’est pas un hasard si les plus grands héros de la Bible connaissent la dépression. C’est que leur aspiration est immense. Ils veulent changer le monde. Mais quand le monde ne suit pas, quand la parole tombe à plat, quand la fatigue s’accumule, vient le moment du doute, de l’effondrement. C’est alors que se révèle la vraie grandeur': non dans la victoire, mais dans la persévérance.

Leur force d’espérer ne vient pas de l’illusion que tout ira bien. Elle vient de la conviction que cela doit être fait. Rabbi Tarfon l’avait dit avec justesse': «?Il ne t’appartient pas d’achever l’œuvre, mais tu n’as pas le droit de t’en détourner.?»

C’est dans cet écart — entre l’impossibilité de renoncer et l’impossibilité d’accomplir pleinement — que naît la véritable espérance. Une espérance sans naïveté. Une espérance lucide.

Churchill parlait de son «?chien noir'», cette dépression qui l’accompagnait et le rongeait. Et pourtant, il parvint à tenir bon, et à honorer ses responsabilités face à l’histoire. Il avait conscience de sa mission, et cela suffisait à le relever.

Espérer, ce n’est pas croire que le monde changera demain. C’est croire qu’il vaut la peine d’essayer ; que notre parole, même ignorée, compte ; et que notre engagement, même incompris, a du sens. Espérer, c’est donc refuser l’indifférence, et continuer de parler, d’écrire, de prier, d’agir — même quand tout semble perdu.

La « force d’espérer », ce n’est pas un slogan, une posture émotionnelle, ou un pari sur l’avenir. C’est, avant tout, un choix éthique. C’est la décision de ne pas laisser le silence régner, de ne pas abandonner la mission, même au cœur du désert.

Car Celui qui nous appelle est le même Qui veille sur nous. Portés par la Providence divine, nous savons pouvoir échapper au chaos du désespoir, et trouver la force de répondre Hinéni — me voici à l’appel du Maître du monde.