Blog : Torah-Box

La Paracha commence par raconter que Ya'acov Avinou quitta Béer Chéva' pour échapper à son frère 'Essav qui voulait prendre sa vengeance et le tuer. Sur le chemin, il s’allongea pour dormir.

Rachi[1] rapporte le célèbre Midrach affirmant que Ya'acov dormit précisément à ce moment-là, alors qu’il n’avait pas dormi pendant les quatorze années précédentes. Rachi, à la fin de la Parachat Toldot[2], cite un autre Midrach qui déduit de l’âge de Ichmaël qu’il manque quatorze années dans la vie de Ya'acov. Pendant ces quatorze années, Ya'acov étudiait la Torah dans la Yéchiva de Ever, tout en se cachant de son frère 'Essav qui le cherchait pour le tuer. Le Sam Dérekh[3] pose deux questions intéressantes.

Premièrement, la Torah ne précise pas explicitement que Ya'acov passa quatorze ans à se cacher de 'Essav et à étudier la Torah avec une assiduité telle qu’il ne dormit même pas. Cette période de quatorze ans est certainement l’une des plus importantes de sa vie, si ce n’est la plus significative, car il se consacra entièrement à l’étude de la Torah, sans interruption. Pourquoi la Torah ne mentionna-t-elle pas, au moins brièvement, que pendant qu’il était en route vers Lavan, il passa quatorze ans à se cacher dans la Yéchiva de Ever ?

Deuxièmement, le choix de Ya'acov quant au lieu de sa cachette semble illogique. Il est évident que 'Essav aurait commencé par chercher son frère assidu dans une Yéchiva[4]. Comment comprendre que Ya'acov se soit senti (et qu’effectivement, il le fut) en sécurité dans un tel endroit ?

Pour répondre à cette question, le Sam Dérekh expose un principe assez connu, mais il l’applique à un niveau très profond. Le Zohar[5] enseigne que « Istakel Béoraïta Oubara ’Alma – Hachem regarda dans la Torah puis créa le monde. »

Sans être au courant de ce fondement, on aurait naturellement pensé que Hachem créa le monde puis écrivit la Torah pour refléter la réalité du monde. Cela signifierait qu’Il créa le chameau puis écrivit dans la Torah qu’il s’agit d’un animal non Cachère. Or, le Zohar nous enseigne que c’est le contraire ; la Torah est le plan de la création. La Torah définit la réalité, dans la mesure où tout ce qui existe dans le monde physique, existe parce que cela est écrit dans la Torah. Ainsi, la Torah enjoignit qu’un animal appelé « chameau » n’est pas Cachère, et ensuite le chameau fut créé.

Sur la base de cet enseignement, le Sam Dérekh affirme que l’absence de mention des quatorze années d’études de Ya'acov n’était pas une omission dans l’histoire, mais une dissimulation créative. Puisque la Torah est le plan de la Création, ce qu’elle inclut ou exclut ne décrit pas simplement la réalité – elle la crée. Étant donné que la Torah n’a pas mentionné la présence de Ya'acov à la Yéchiva, le résultat fut que Ya'acov devint caché, dans la trame de l’histoire elle-même. Il entra dans une dimension spirituelle que 'Essav ne pouvait ni percevoir ni atteindre. Ainsi, le silence de la Torah généra une véritable dissimulation – Ya'acov devint invisible à la fois dans le monde physique et spirituel, parce que le plan divin ne fait aucune référence à son emplacement.

Ainsi, la Torah ne se contente pas de décrire les événements, elle les définit. La Parole divine ne suit pas la réalité ; la réalité suit la parole divine. Tout comme Hachem dit « Que la lumière soit » et la lumière fut, de même les mots de la Torah façonnent continuellement le monde, jusqu’au moindre détail du destin humain.[6]

Ce principe — à savoir, la Torah façonne l’existence — s’étend non seulement à la parole écrite de Hachem, mais aussi aux paroles de nos Sages, qui sont la continuité vivante de la Torah dans chaque génération.

La Guémara enseigne « Lo Bachamaïm Hi – La Torah n’est pas au Ciel. » Une fois la Torah donnée, son interprétation et son application furent confiées aux Rabbanim et ceux-ci peuvent créer la réalité à travers leurs décisions. Ainsi, les Mitsvot Dérabanan (Mitsvot instaurées par les Sages) ne sont pas simplement des « barrières » autour de la Torah, mais des tremplins vers de nouveaux niveaux de sainteté. Quand les Sages instaurèrent la Mitsva de Nétilat Yadaïm avant de manger du pain, cela étendit la Kédoucha à l’acte, apparemment banal, de manger. Quand ils instituèrent les fêtes de Pourim et de ’Hanouka, ils insérèrent des lumières éternelles de rédemption dans le calendrier du Temps.

L’histoire suivante illustre bien cette idée. Le Rav Eliahou Yossef Rivlin de Plutzk tomba gravement malade et le médecin déclara qu’il n’avait aucun espoir de survie. Or, le Rav savait que lorsque cette maladie affecte un animal, le statut de la bête est sujet à débat parmi les ’Hakhamim ; l’animal est-il Taref (non Cachère) ou pas ? S’il est susceptible de mourir dans l’année, alors il est considéré comme non-Cachère, et s’il peut vivre plus longtemps, alors il est Cachère. Le Beth Yossef tranche que ce n’est pas Taref, tandis que le Rama l’invalide. Le Rav Eliahou Yossef vivait en Europe, à cette époque, et le Rama y était considéré comme le Mara Déatra, le dirigeant spirituel, dont les décisions sont acceptées par tous. Rav Rivlin décida donc de déménager et d’aller s’installer en Terre sainte, où le Beth Yossef fait office de Mara Déatra. Il se dit que, puisque la Halakha suit le Beth Yossef en Israël, ses décisions ne reflètent pas seulement la réalité, mais la créent. Par conséquent, la maladie du Rav ne devrait pas être fatale, grâce à la Halakha du Beth Yossef. Et en effet, il immigra en Erets Israël où il vécut pendant plus de vingt ans supplémentaires !

L’idée développée est profonde ; la Torah définit la réalité au point que, en omettant la période où Ya'acov étudia à la Yéchiva, il fut caché de son frère 'Essav qui était à sa poursuite. Qui plus est, cette idée s’étend même aux décrets rabbiniques qui peuvent également transformer la réalité.

Cette prise de conscience peut métamorphoser notre 'Avodat Hachem. Le Juif qui voit la Halakha de cette manière ne considère plus les Mitsvot comme des obligations externes ; il les perçoit comme des forces créatrices qui génèrent la sainteté autour de lui. Il commence à comprendre que lorsqu’il préserve son regard, ses mots ou son temps, il n’évite pas simplement la faute, mais il façonne l’atmosphère spirituelle de son monde environnant.

Ainsi, vivre conformément à la Torah, c’est vivre non seulement dans la réalité, mais aussi en tant que partenaire de la continuité de la création. 

Puissions-nous tous mériter de comprendre la véritable puissance de la Torah.

[1] Rachi, Béréchit 28,11 – Vayichkav.

[2] Rachi, Béréchit, 28,9 – A’hot Névayot.

[3] Sam Dérekh, Parachat Vayetsé, écrit par Rav Sim’ha Zissel Broide, le Roch Yéchiva de ’Hévron.

[4] On pourrait répondre que Ya'acov se cacha dans une Yéchiva, parce qu’il se dit qu’'Essav allait penser que cette cachette était trop évidente, au point que Ya'acov n’irait pas s’y réfugier. Mais il semble évident qu’en ne trouvant pas Ya'acov ailleurs, 'Essav aurait fini par aller chercher son frère à la Yéchiva, donc cette réponse reste insatisfaisante.

[5] Térouma, 161a.

[6] Le Sam Dérekh donne d’autres preuves pour appuyer cette idée.