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Blog : Carnets d'actualité

« De toute son âme »

Entre les livres que j'ai reçus et ceux que l'inventaire de ma bibliothèque m'a fait redécouvrir, j'ai appris cette dernière semaine bien des choses. Sur l'Algérie, il ne faut pas tarder à se procurer deux livres indispensables qui viennent d'être publiés dans la collection Bouquins. D'abord, une anthologie de textes qui a pour titre « le Voyage en Algérie » et où l'on découvre que, depuis 1830, de Tocqueville à Montherlant, ils y sont tous allés et rien de ce qu'ils en disent n'est indifférent. Ensuite, « l'Algérie et la France », de Jeannine Verdès-Leroux, dictionnaire irréprochable, aussi exhaustif qu'objectif. J'ai parcouru les épreuves d'un livre de Pierre Darmon, à paraître chez Fayard, « les Passions algériennes », dont la dramatique truculence avive encore la curiosité qu'il nous reste pour la vie quotidienne d'un pays qui fut décidément tout à la fois fraternel, coloré et raciste. Quant aux livres consacrés au judaïsme, à l'islam ou à Dieu, leur seule liste épuiserait l'espace qui m'est imparti. Et il y a un tonique « Jean Jaurès » (c'est le 150ème anniversaire de sa naissance) de Dominique Jamet.

Parmi les ouvrages resurgis de ma bibliothèque, un livre de Jean Guéhenno qui date de 1968, « la Mort des autres ». Guéhenno, on s'en souvient peut-être, fit partie des trois écrivains fils de cordonnier, avec Jean Giono et Louis Guilloux. À propos de ses souvenirs de la guerre de 1914, il parle de Péguy, de Jaurès et du philosophe Alain.

De Péguy, par exemple, si souvent cité par quelques amis au premier rang desquels je mettrai Jacques Julliard et Alain Finkielkraut, sans oublier Claude Perdriel, on connaît le dreyfusard exalté, l'ami de Bernard Lazare, le compagnon de Zola, de Clemenceau et, pendant un certain temps, de Jaurès. On connaît son engagement chrétien et inspiré, son désir de vivre avec passion dans la grandeur et dans la vérité jusqu'à l'épuisement total. En fait, l'affaire Dreyfus occupera toute sa vie. Après elle, il n'y aura plus qu'une attente de la mort et, pour cela, une espérance de la guerre.

On sait en effet qu'il a souhaité avec la même passion cette guerre affreuse, atroce, de 1914. Lieutenant de réserve, il part en campagne dès la mobilisation, en août. Il meurt au combat la veille de la bataille de la Marne, tué d'une balle au front, un mois après. « Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre », avait-il écrit en 1913.

Mais il y a une autre phrase incontournable pour ceux qui citent Péguy. Celle où il dénonce comme une triste bassesse et un signe de déchéance «la mystique lorsqu'elle se dégrade en politique ». C'est-à-dire l'idéal quand il est instrumentalisé, ou le temple lorsque les marchands y règnent. Mais ce que l'on oublie en général de rappeler, c'est qu'en disant cela, Péguy pensait à un ancien ami, un ancien compagnon de combat dans l'affaire Dreyfus, un homme au moins aussi grand que lui, tout simplement Jean Jaurès. Davantage : lorsque ce dernier se met en campagne pour alerter les opinions publiques et les gouvernements parce qu'il s'alarme de voir venir la guerre, Péguy menace : « Dès la déclaration de guerre, la première chose que nous ferons sera de fusiller Jaurès. Nous ne laisserons pas ce traître derrière nous pour nous poignarder dans le dos ». La mystique nationaliste qui, aux yeux de Péguy, s'est dégradée en politique pacifiste, transforme Jaurès en criminel. On n'aura pas besoin de fusiller Jaurès, il sera assassiné dès le premier jour de la guerre. Péguy aura eu la chance d'ignorer que cette guerre, loin d'être une juste cause, devait être à l'origine de toutes les barbaries du XXe siècle.

Le petit livre de Jean Guéhenno contient des témoignages saisissants. Le philosophe Alain, l'auteur, certes des fameux « Propos » mais aussi d'un grand livre qu'il faut relire, « Mars ou la guerre jugée », s'engage dans l'armée malgré son pacifisme pour, dit-il, avoir ensuite le droit de juger la guerre.

Et puis il y a Romain Rolland, absolument solitaire, dont l'exemple ne sera suivi par aucun grand Européen, ni Freud, ni Thomas Mann, ni personne. Il écrit un livre, « Au-dessus de la mêlée », où il dénonce l'absurdité foncière d'une guerre entre deux peuples de même civilisation et au sein desquels sont nés les plus grands artistes, philosophes, compositeurs et savants de l'humanité. Les leaders de la guerre affirmeront, entre autres calomnies, que Romain Rolland était vendu à l'Allemagne. Jean Guéhenno, en uniforme d'officier, entre dans une librairie et demande « Au-dessus de la mêlée ». Le libraire, indigné, le met dehors. Rien, pourtant, n'empêchera les Suédois de donner à Romain Rolland le prix Nobel en pleine guerre. Lui dira, épouvanté par sa solitude : « Depuis Tolstoï, il n'y a plus de grande autorité morale en Occident ». Il ne se doutait pas qu'en disant cela, il arriverait à jouer le rôle que les plus grands avaient déserté. Mais comme rien, décidément, n'est simple, il devait ensuite devenir et demeurer longtemps stalinien' Gide, au retour d'URSS, écrira de lui : « L'aigle a fait son nid. Il s'y repose ».

On devine ici ma préoccupation. Celle de savoir où peut conduire la morale en politique et si ce que Max Weber appelle l'« éthique de conviction » est vraiment préférable à l'éthique de responsabilité. J'ai eu comme professeur de philosophie une femme - est-elle encore de ce monde ? ? très fière d'avoir été, comme Simone Weil, comme André Maurois, comme Jean Prévost, l'élève d'Alain. Le jour du premier cours, elle nous a dit qu'elle allait imiter son illustre professeur et, avec de la craie, sur un grand tableau noir, elle a tracé les mots «Il faut aller à la vérité de toute son âme ». Je cite cette sentence de Platon parce que Jacques Julliard a écrit, dans un livre(1) qui m'importe, que l'on pouvait résumer ainsi le parcours pathétique de Charles Péguy.

Mais quelle était cette vérité ? Lumineuse et irréfutable pour l'affaire Dreyfus, elle s'est ensuite enténébrée. Le nazisme et le bolchevisme nous ont donné la notion du mal absolu et l'on pouvait lutter contre eux de toute son âme. Mais j'ai ensuite partagé avec Camus le pathétique de la complexité pendant la guerre d'Algérie, sauf lorsqu'il s'agissait de la torture. Et j'ai ce même sentiment depuis des lustres avec le conflit du Proche-Orient.

Il me semble aujourd'hui que dans ses trois grands discours, à Philadelphie, au Caire et à Accra, Barack Hussein Obama a réussi à unir la mystique et la politique. L'équilibre de la morale et de l'action, de la fin et des moyens est que l'on en est revenu à la sagesse de chercher en politique non pas le meilleur mais le moins mauvais. Mais la modestie des objectifs ne doit diminuer en rien la ferveur des combats. Il faut non pas aller vers la vérité mais en rechercher une de toute son âme. Il y a un moment pour Péguy et pour Bernanos. Il y en a un autre pour Alain et pour Camus.

J.D.

(1) « L'Argent, Dieu et le Diable : Face au monde moderne avec Péguy, Bernanos, Claudel », par Jacques Julliard (Flammarion).

Membre Juif.org





Dernière mise à jour, il y a 12 minutes