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Blog : Carnets d'actualité

Comprendre l'autre

Qu'est-ce qui peut réaliser l'union consensuelle d'un monde, son unité fusionnelle, sinon la communion dans le deuil ? Voici que, pour la planète entière, au moins, en tout cas, pour ce que l'on appelle ses élites, la mort d'un Français, du nom de Claude Lévi-Strauss, est saluée comme s'il ne pouvait pas avoir de successeur. Cet homme, qui déclarait n'avoir jamais été habité le moins du monde par un besoin de transcendance, est l'objet d'une sacralisation singulière, comme si, à travers sa personne, c'était la dignité retrouvée d'un certain nombre de sociétés dites primitives, à l'origine de l'humanité, que l'on célébrait.

Je n'ai pas eu le privilège d'être son ami. Il m'a simplement manifesté une attention chaleureuse et précise pendant cinq entretiens que je n'ai jamais oubliés. En tout cas, puisque tout a été dit partout, depuis sa mort, je veux commencer par un des messages de lui qui auront le plus dérouté. Commentant son livre, « le Regard éloigné », paru en 1983, qui contenait une conférence très contestée faite à l'Unesco sur les races et le racisme, il m'a dit que son intention n'était nullement politique. Il a ajouté qu'il s'était, dans le domaine particulier de la politique, trop souvent trompé dans sa vie pour pouvoir encore se faire confiance. Et que l'attitude de l'écrivain « engagé » n'était donc pas son fait. S'étant trompé, il n'en avait pas tiré, comme tant d'autres, la conclusion qu'il était mieux placé pour dénoncer ailleurs les erreurs qui avaient été les siennes.

Je lui ai fait observer que cela ne l'avait pas empêché de tirer une philosophie de ses observations ethnologiques. Rappelons que pour la société intellectuelle, il est l'homme qui a trouvé dans Montaigne, Rousseau, Bergson et Mauss les bases du concept d'anthropologie structurale qui a renouvelé en profondeur l'anthropologie française. Mieux que tous les autres, probablement, il a conceptualisé l'altérité, la différence, la comparaison, l'accouchement du moi par l'autre.

Car on peut comprendre l'autre. Le différent n'est pas l'étranger radical. On peut découvrir chez lui un « inconscient structural » guère éloigné du nôtre. La pensée sauvage n'est pas la pensée des sauvages, mais une pensée non encore domestiquée. D'où un parfum de nostalgie pour le « bon sauvage » cher à Rousseau. Tournant le dos à toute une tradition, il a donné à comprendre les mécanismes de la pensée rationnelle dans la mentalité des ex-primitifs. C'était une révolution qui devait avoir des conséquences dans l'histoire des idées et dans la science des m'urs autant que dans la pensée politique.

Lévi-Strauss est frappé par un passage des « Essais » dans lequel Montaigne décrit les sauvages de la côte du Brésil qui mangent leurs ennemis. Montaigne les juge supérieurs à certains fanatiques des guerres de Religion qui tuent et découpent les cadavres, non pour les manger, mais pour les jeter en pâture à des cochons. Exceptionnelle modernité de Montaigne. Si chaque homme porte en lui la substance de l'humaine condition, il n'y a pas plus de hiérarchie possible entre les êtres qu'entre les peuples.

Lévi-Strauss cite un extrait de la lettre de Rousseau au président Malesherbes : « Dans une société policée, il ne saurait y avoir d'excuse pour le seul crime vraiment inexpiable de l'homme qui consiste à se croire durablement ou temporairement supérieur et à traiter des hommes comme des objets : que ce soit au nom de la race, de la culture, de la conquête, de la mission ou simplement de l'expédient. » On n'a jamais instruit contre le colonialisme un procès plus définitivement implacable que ne le fait Lévi-Strauss en s'appuyant sur Montaigne et sur Rousseau. Ayant eu professionnellement à traiter des soubresauts, des convulsions et des tremblements du colonialisme comme des luttes émancipatrices des colonisés, je me suis souvent inspiré de Lévi-Strauss avec gratitude.

Mais sont arrivées les déferlantes de la globalisation et des flux migratoires. D'une manière si dévastatrices qu'elles ont bouleversé les études anthropologiques, qui réclamaient en d'autres temps ? et refusent aujourd'hui ? une immobilité et même une essentialisation de leur objet. Claude Lévi-Strauss en a été conscient très tôt et, dans ses derniers essais, a infléchi son regard à cette lumière, faute de pouvoir corriger son ?uvre initiale. Mais sur la nécessaire diversité des cultures, la mission de les protéger, le caractère éventuellement meurtrier du progrès et sur l'affrontement des civilisations ; sur l'idée que les victimes peuvent devenir des bourreaux, et les colonisés des colonisateurs, sur le constat que des peuples émancipés peuvent opprimer leurs minorités, Lévi-Strauss a fait preuve d'une audace et d'une indépendance d'esprit exemplaires. Dès que les civilisations, d'abord agressées dans leurs cultures par la modernité, passent de l'émancipation à l'expansion, alors elles peuvent devenir aussi dangereusement racistes que les autres. Pour des raisons la plupart du temps idéologiques, on ne revient pas souvent sur ses dernières réflexions. Elles sont pourtant aujourd'hui essentielles dans nos débats et elles peuvent être d'ailleurs instrumentalisées par n'importe quel imposteur. Mais c'est un fait que Lévi-Strauss faisait une distinction très nette entre l'agression coloniale, qui détruit une structure, et la mobilisation d'une société qui estime devoir se défendre contre les perturbations que pourraient causer chez elle l'arrivée d'une communauté homogène d'étrangers. Claude Lévi-Strauss m'a dit que François Mitterrand avait eu tort de regretter d'avoir évoqué le « seuil de tolérance ». Ce n'est pas une question de droit mais de fait : le seuil existe, il faut en tenir compte si l'on veut espérer le vaincre.

Il était d'autre part à la fois amer et impitoyable devant ces nations nouvellement libérées qui n'avaient de cesse de célébrer leur indépendance qu'en massacrant et même en exterminant leurs minorités. On peut avoir été exterminé parce que l'on prétendait affirmer sa différence, puis faire de cette différence dominatrice un instrument d'extermination. Comment Lévi-Strauss pouvait-il concilier le respect de l'identité nationale avec la fatalité qui accompagnait les incontournables flux migratoires ? Il n'a répondu à cette question que par l'inquiétude et le désenchantement. Pendant quelques années, il a eu tendance à tout expliquer par la démographie. Nous avons eu aussi des conversations sur l'islam. Il m'a dit qu'il pensait encore plus fortement ce qu'il pensait auparavant et dont il m'avait fait confidence. Il ne pensait pas que l'on puisse arriver à séparer dans ce monothéisme précis ce qui relevait de la croyance et ce qui relevait de la culture. A propos du débat sur le voile, il se contentait d'une réflexion faite en souriant : « Pour moi, il s'agit tout simplement d'une impolitesse. »

Et il avait poursuivi : « Je n'ai jamais ressenti un besoin quelconque de transcendance. Le christianisme exerce sur moi des séductions esthétiques qui n'ont rien à voir avec les inventions des Conciles. La Trinité, la transsubstantiation, la communion des saints, je ne sais pas ce que cela veut dire. Je ne comprends pas. Je n'ai même pas envie de comprendre. Evidemment, il en va autrement pour le phénomène religieux. C'est vrai que je ne me suis jamais senti juif. Je le suis, évidemment. Mes parents l'étaient. J'ai vécu les difficultés ce peuple, de cette communauté ou de ces populations. Mais enfin, cela ne représente rien pour moi. Je suis allé une fois en Israël. J'ai dit à mes interlocuteurs que je les considérais comme les acteurs de la neuvième croisade. Ils m'ont répondu que c'était vrai, mais eux avaient amené leurs femmes. Pendant ce voyage en Israël, le seul endroit où je me sois vraiment senti chez moi est une église franciscaine. A peine une chapelle, je crois. Vous me dites que vous allez défendre la thèse selon laquelle Dieu a été vicieux avec son peuple. Mais c'est une manière encore de réintroduire Dieu. »

L'histoire des idées s'est dégradée comme toujours, en France, en chronique des modes. Il y a eu une mode structuraliste, dont Michel Foucault, Roland Barthes, Jacques Lacan et parfois Jacques Derrida étaient censés faire partie. Quand on a prétendu l'y faire entrer, Lévi-Strauss a protesté. Les seuls structuralistes auxquels il consentait d'être associé, c'étaient Georges Dumézil, Emile Benveniste et Roman Jacobson. Reste que le grand livre de Lévi-Strauss que l'on commente aujourd'hui encore date de 1949 et le titre est bien « les Structures élémentaires de la parenté ». Après avoir lu quelques ébauches de vulgarisation, je ne crois pas inutile de rappeler à un jeune lecteur que l'idée centrale repose non sur une certitude mais sur une intuition, celle que des structures inconscientes régissent jusqu'au moindre détail le fonctionnement des sociétés et même des cultures. Il faut relire plusieurs fois cette dernière phrase. Nous ne sommes pas conscients du processus par lequel nous sommes devenus ce que nous sommes en vivant ensemble.

Pour conclure, je voudrais dire que ce qui peut attacher chez Lévi-Strauss, ce n'est pas seulement sa pensée mais sa prodigieuse sensibilité. Qu'il s'agisse de l'art, des paysages, des lectures, de son aptitude à exprimer un « ébranlement admiratif » devant des ?uvres, alors on est face à une sorte de maîtrise digne des grands classiques. Rien n'est plus émouvant, par exemple, que le passage où il décrit son émotion en lisant l'essai de son maître Marcel Mauss sur le don. Il y a là un transport racinien et comme un émerveillement amoureux. Comment un texte philosophique peut-il susciter ce que Rousseau ne cherchait que dans la nature ?

Là, il faut revenir où nous avons commencé, c'est-à-dire à « Tristes Tropiques ». Avide de comprendre la nature d'une vérité qui « transparaît déjà dans le soin qu'elle met à se dérober », le promeneur décèle dans une sorte d'extase les fêlures de plusieurs millénaires : « Je me sens baigné par une intelligibilité plus dense au sein de laquelle les siècles et les lieux se répondent et parlent des langages enfin réconciliés. » Il faudrait aussi parler des pages exceptionnelles sur la musique, à laquelle Claude Lévi-Strauss accorde une importance ethnologique aussi grande qu'à la cuisine. Décidément, tout était déjà contenu dans « Tristes Tropiques ».

Une des dernières fois que j'ai vu Claude Lévi-Strauss, il m'a cité Rousseau, encore lui, qui disait qu'avec le temps les idées deviennent des sensations. Les siennes étaient pessimistes sur un monde voué à une lente et sûre autodestruction. Mais il lisait Ronsard, le comparait à Mallarmé et au moment où l'âge lui inspire le détachement de toutes les vanités, il se sentait comme inspiré par une raison « cosmique et non mystique » de survivre. J.D.

Membre Juif.org





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