Après le Léopard d'Or du festival de Locarno en août 2008, puis une rétrospective documentaire au célèbre MoMA de New York, en octobre dernier, l'Institut des frères Lumière vient d'honorer le plus français des réalisateurs de cinéma israéliens, Amos Gitaï, en apposant sa plaque nominative sur le « Mur des Cinéastes » de l'Institut et en organisant une grande rétrospective de son ?uvre cinématographique. Ce « grand architecte » de la pellicule, longtemps controversé en Israël pour l'impartialité de son regard sur la réalité sociale et sécuritaire de son pays, est un fils adoptif de la France, qui a su très tôt reconnaître la qualité exceptionnelle de son cinéma. A l'occasion d'une grande soirée débat avec Jean-Michel Frodon, le rédacteur en chef des Cahiers du Cinéma avec qui il a coécrit « Genèse », un ouvrage à la fois monographique et analytique de son ?uvre qui sort cette semaine chez Gallimard, Amos Gitai a accepté d'évoquer son parcours et son actualité pour les lecteurs du Jérusalem Post Edition Française.
La quantité de rétrospectives qui vous ont été récemment consacrées pourrait signifier le bilan d'une ?uvre. Est-ce le cas ?
Certaines personnes, j'en suis sur, seraient ravies que j'arrête de faire mon cinéma, au propre comme au figuré (rires), mais ce n'est pas encore le cas. Et s'il s'agit bien d'un bilan, ce qui est indéniable, il n'existe que pour mieux confirmer un nouveau départ. Les vies comme les ?uvres des réalisateurs de cinéma et des artistes plus généralement se composent de chapitres. J'ai commencé à faire du cinéma juste après mon retour de la guerre de Kippour, il y a trente-six ans, et ma filmographie a débuté en 1979, voila trente ans exactement. Le cinéma est un médium « archéologique », de mon point de vue. Chacune de mes réalisations sédimente la suivante. Et le bilan de ces trente années de création assied les fondations d'une nouvelle ?uvre.
Le regard documentaire et artistique que vous portez sur Israël est unique. Il a nourrit et considérablement transformé l'image qu'en ont les spectateurs français et européens, principalement influencée par l'actualité et la télévision...
L'iconographie d'Israël est marquée, depuis toujours, par le conflit proche oriental. Ce territoire est l'un des plus exposés aux médias dans le monde et son image est principalement unilatérale. Les fictions que j'y ai filmées ont apporté une continuité de perspectives, avec plus ou moins de distance sur les évènements eux-mêmes, très différentes, sur un pays dont l'exposition omniprésente aux médias est trop souvent orientée vers un seul de ses aspects. Israël est ma muse, et son histoire, ma source d'inspiration. Je m'en nourris dans l'absolu comme dans le détail autobiographique, plus ou moins sensible, des expériences préliminaires à mon ?uvre.
Votre cinéma est aussi très attaché aux personnages féminins et vous avez tourné avec de très grande actrices du cinéma israélien, américain et européen (Yael Abecassis, Nathalie Portman, Anne Parillaud, Juliette Binoche, Hanna Laslo, Jeanne Moreau), souvent dans une relation dramatique de l'extrême. Pouvez-vous évoquer votre rapport cinématographique avec ces femmes ?
Je pense que je suis très intransigeant dans le choix des actrices de mes films, mais très ouvert lorsque je les dirige. J'utilise d'ailleurs souvent leur capacité d'improvisation. Nathalie Portman est une actrice « transparente », très malléable dans le jeu. Pour la scène d'ouverture de « Free Zone », je l'ai assise dans une Jeep devant la caméra et je lui ai dit : « je veux que tu pleures ». Et elle a pleuré, pendant toute la scène. Juliette Binoche est à l'inverse une actrice très « physique », sensuelle, qui envahit l'image et le personnage de manière évidente. J'ai utilisé cette « rusticité » dans « Désengagement ». Lorsque j'ai engagé Yaël Abecassis pour le film « Kadoch », qui traite de l'univers des juifs orthodoxes et en particulier des femmes, elle était en pleine campagne médiatique de mode et d'émissions télévisées. Je lui ai demandé de tout arrêter et de venir avec moi à Jérusalem pour étudier la Torah, ce qu'elle a immédiatement accepté. Jeanne Moreau a joué dans deux de mes films, « Désengagement » et « Plus Tard, tu comprendras ». Ce qui est extraordinaire, chez cette actrice extraordinaire du cinéma français et européen, c'est qu'après une carrière époustouflante, elle ne cherchait pas du tout un rôle facile, ni un metteur en scène flatteur et conciliant. La première chose qu'elle m'a demandée a été de ne surtout pas la ménager, et de lui proposer un vrai « challenge ». Nous avons engagé un dialogue et un travail très approfondis. J'aime les actrices qui vont plus loin que leurs rôles et qui pensent qu'un film représente l'occasion pour elles de s'instruire sur des sujets qu'elles ne connaissent pas. Je crois que c'est ce qui influence principalement mes choix.
L'adaptation du roman autobiographique de Jérôme Clément (PDG de Arte) « Plus tard tu comprendras », sorti sur les écrans il ya quelques mois, est votre première transposition à l'écran d'une ?uvre littéraire. Commet avez-vous abordé ce travail très nouveau dans votre carrière ?
Jérôme Clément et moi sommes amis de longue date. Lorsqu'il est venu en Israël en 2005 pour l'apposition officielle des noms de ses grands parents maternels au mémorial de Yad Vashem, à Jérusalem, il m'a proposé de lire son livre, qu'il venait de publier. A la suite de quoi il a attendu ma réponse, avec une patience toute « européenne » (rires). Lorsque j'ai décidé d'accepter de faire cette première adaptation, mon entourage me l'a fortement déconseillé, évoquant la difficulté qu'un artiste aussi opiniâtre que moi pourrait avoir à débattre avec un autre auteur et avec une ?uvre initiale qui n'est pas la sienne. Mais l'intérêt commun que nous avions tous les deux de faire un film fort, profond et juste sur le sujet encore aujourd'hui très délicat de la collaboration en France, a été primordial sur les désaccords que nous aurions pu avoir au moment du tournage. Nous avons beaucoup dialogué et ce dialogue a d'ailleurs enrichi la suite du roman « Plus tard, tu comprendras », qui s'intitule « Maintenant, je sais », publiée chez Grasset en janvier 2009.
Ces discussions et ce travail sur le roman de Jérôme Clément, qui est centré sur le personnage de sa mère, ont apparemment aussi influencé votre réalisation cinématographique personnelle, puisque vous venez d'achever la réalisation d'un film qui raconte l'histoire d'Israël à travers celle de votre propre mère.
En effet, il s'agit d'une coproduction franco israélienne intitulée « Carmel » et qui reprend une série de lettres que ma mère a écrites. Elle est née à Haïfa en 1909, l'année ou la ville de Tel-Aviv a été construite, est décédée il y a quelques années à l'âge de 94 ans et a laissé derrière elle plus de mille lettres, dont trois à quatre cents seront publiées chez Gallimard dans le courant de 2009 sous le titre « Carmel », du nom de la colline de Haïfa où elle est née. Elle y raconte les épisodes importants de sa vie, qui sont aussi ceux de l'avant et de l'après-création d'Israël, en 1948. Le film suit le cours de cette correspondance pour raconter à la fois l'histoire personnelle de ma famille et celle du pays. Il devrait sortir dans quelques mois'
Sandrine Bendavid (Jerusalem Post Edition Française, mars 2009)