Élie Barnavi
Pour l'historien et politologue israélien Élie Barnavi, seule une intervention déterminée des États-Unis de
Barack Obama serait en mesure d'imposer aux Israéliens et aux Palestiniens ?le compromis historique nécessaire à leur survie'. Car, selon lui, ?ce qui est encore possible aujourd'hui ne le sera
plus nécessairement demain'?
Auteur de plusieurs essais remarqués -dont Une histoire moderne d'Israël; Israël-Palestine, une guerre de religion';
Les religions meurtrières'-, professeur émérite d'Histoire de l'Occident moderne à l'Université de Tel-Aviv, Ambassadeur d'Israël en France de 2000 à 2002 -au moment de la seconde Intifada
palestinienne- et actuellement directeur scientifique du Musée de l'Europe, établi à Bruxelles, Élie Barnavi est un connaisseur averti du conflit israélo-arabe.
Il vient de publier aux Éditions André Versaille un essai brillant et très éclairant sur le conflit israélo-palestinien: Aujourd'hui ou peut-être jamais. Pour une paix américaine au
Proche-Orient.
Canadian Jewish News: Dans la gestion de l'épineux dossier du conflit israélo-palestinien,
Barack Obama n'est-il pas en train de commettre des erreurs d'appréciation et d'analyse'
Élie Barnavi: Oui. Barack Obama a fait un certain nombre d'erreurs, mais je ne m'empresserais pas de l'enterrer trop vite, il n'est qu'au bout de la première année de son mandat.
À la différence de George Bush, il a commencé à s'occuper du dossier du Proche-Orient dès son arrivée à la Maison-Blanche. Il doit aussi gérer d'énormes problèmes de politique intérieure, qui lui
prennent beaucoup de temps. Je pense que Barack Obama n'a pas dit son dernier mot sur le Proche-Orient.
Dans ce livre, je ne fais pas des prophéties, j'explique simplement que si solution il doit y avoir, je ne la vois qu'américaine. Il me semble que la présidence Obama est une occasion à ne pas
manquer, peut-être la dernière. Qu'est-ce que Barack Obama fera de cette occasion' Je n'en sais rien, mais je pense qu'il a encore un peu de temps devant lui. Tout n'est pas
perdu.
C.J.N.: L'une des grandes erreurs que Barack Obama a commises n'a-t-elle pas été de s'adresser au monde arabo-musulman et d'ignorer le peuple d'Israël. Juste après son imposant
discours du Caire n'aurait-il pas dû prononcer aussi un discours à Jérusalem, ou à Tel-Aviv, à l'adresse des Israéliens'
Élie Barnavi: Oui, c'est indéniable. Les relations entre les États-Unis et le monde arabo-musulman se sont tellement dégradées et sont tellement mauvaises que Barack Obama a
commencé par s'adresser directement, depuis le Caire, aux peuples arabes et musulmans. À ses yeux, c'était une exigence absolue. Ce faisant, il a négligé la partie israélienne en se disant: ?De
toute façon, en Israël ils sont avec nous'.
Ça, c'est une erreur d'appréciation. Je pense qu'il aurait dû aller aussi en Israël pour parler aux Israéliens. Il le fera, je n'en doute pas. Il a aussi commis une autre grande erreur: il a très
mal géré le dossier des implantations israéliennes en Cisjordanie. En général, Barack Obama donne des signes de faiblesse sur la scène internationale, avec Israël, avec l'Iran, avec la Russie' Sa
main tendue est restée suspendue, elle n'a pas été saisie.
C.J.N.: Comment Barack Obama aurait-il dû aborder le dossier des implantations juives en Cisjordanie'
Élie Barnavi: Il aurait dû enrober la question de la colonisation à l'intérieur d'un plan de paix, qui de toute manière devra aborder frontalement la question des implantations
juives. En procédant de la manière qu'il l'a fait, il a mis Benyamin Netanyahou devant une situation où d'un côté le chef du Likoud perdait sa majorité à la Knesset et de l'autre côté ce dernier
ne craignait rien.
Barack Obama s'est mis ainsi en position d'essuyer un refus de la part de Netanyahou, sans qu'il y ait de conséquence à ce refus. C'est un signe tangible de faiblesse. Toute sa gestion du dossier
des implantations a été mauvaise de bout en bout. Ce qu'il a obtenu en définitif -que Netanyahou accepte de geler durant les dix prochains mois les constructions en Cisjordanie- ce n'est pas
rien, mais ce n'est pas grand-chose.
C.J.N.: En s'avérant plus pragmatique qu'idéologue, Benyamin Netanyahou, dont la cote de popularité en Israël ne cesse de grimper, n'est-il pas en train d'infirmer les
conjectures très pessimistes formulées au sujet de sa politique par des analystes des questions israélo-palestiniennes et plusieurs gouvernements occidentaux, notamment
européens'
Élie Barnavi: Benyamin Netanyahou n'est pas un grand idéologue, mais un opportuniste. Si vous voulez lui faire plaisir, qualifiez-le de ?pragmatique'! Je n'ai jamais pensé une
seconde que son arrivée au pouvoir était une catastrophe. Au contraire, je pense qu'il était temps de clarifier la situation politique qui prévaut aujourd'hui en Israël. Le couple Ehoud
Olmert-Tzipi Livni tournait en rond. Quand il était au pouvoir, on le trouvait fort sympathique parce qu'il négociait avec l'Autorité Palestinienne de Mahmoud Abbas. Mais cette négociation ne
menait à rien.
Je pense que si l'administration Obama se ressaisit et fait preuve de fermeté, Netanyahou, qui, en 1997, quand il était Premier ministre, a tout de même signé l'accord de Hébron, peut encore
accomplir beaucoup de choses. Il pourrait même provoquer une scission au sein du Likoud et sceller une alliance avec Ehoud Barak pour créer une nouvelle formation politique.
Je pense que Netanyahou est capable de faire le contraire de ce qu'il a dit qu'il ferait. C'est dans ses cordes! Jusqu'à maintenant, il a plutôt bien tiré son épingle du jeu parce qu'Obama a fait
preuve de faiblesse. Mais, si ce dermier adopte une attitude plus ferme et place Netanyahou devant le choix de l'horreur: perdre le soutien du gouvernement américain ou plier, à mon avis,
Netanyahou pliera.
C.J.N.: Donc, la marge de manoeuvre du gouvernement Netanyahou est des plus restreintes'
Élie Barnavi: Le gouvernement Netanyahou est plus mal à l'aise qu'on ne l'imagine. Il est loin d'avoir gagné la partie. Ce n'est pas de gaieté de coeur que Netanyahou a accepté
un moratoire de dix mois des constructions en Cisjordanie. Pour lui, c'est une énorme affaire car il n'a que des coups à prendre. Il a essayé de négocier au plus près, en jetant un os à
l'administration Obama, tout en ne se coupant pas complètement de sa base électorale. On verra bien comment il va s'en sortir. Chose certaine, il est loin d'avoir gagné cette partie
cruciale.
L'opposition vigoureuse des députés d'extrême droite de sa coalition gouvernementale à sa décision d'accepter ce moratoire lui sert d'exutoire pour montrer à l'opinion publique internationale, et
tout d'abord aux Américains, à quel point il a de la difficulté à composer avec ce scénario politique.
Les Américains feraient bien de ne pas se laisser prendre à ce jeu, qui est une tactique ancienne employée par les gouvernements successifs d'Israël: présenter la situation sous un jour noir et
catastrophique pour ne rien faire et se cantonner dans l'immobilisme. Pour Israël, cette tactique s'est avérée jusqu'ici largement payante. Il est temps de sortir de ce cercle
vicieux.
C.J.N.: Comment relancer un processus de paix stagnant'
Élie Barnavi: Nous sommes actuellement dans une période de transition, rien n'est encore joué. Barack Obama n'a pas encore dit son dernier mot. Il a encore du temps devant lui pour enclencher une
dynamique de négociation significative. Il est certain que le moratoire accepté par Netanyahou est le début, et non la fin, d'un processus de négociation. Qu'est-ce qui en sortira' Je n'en sais
rien. Ça dépendra de la détermination de l'administration Obama et de la manière dont celle-ci saura créer un front commun international avec l'Europe et d'autres acteurs pour exiger des deux
parties qu'elles reviennent sérieusement à la table des négociations.
C.J.N.: Donc, selon vous, les Américains, en étroite concertation avec les Européens, devraient imposer un cadre de négociation aux Israéliens et aux Palestiniens. Un tel
scénario est-il réaliste'
Élie Barnavi: Ce sera indispensable, je ne vois pas une autre alternative. Ce que j'essaye d'expliquer dans ce livre, c'est à quel point les deux parties, pour des raisons
différentes, sont extrêmement faibles et très épuisées.
Donc, elles ne pourront pas parvenir seules à conclure un accord de paix. Israéliens et Palestiniens ont besoin d'un cadre diplomatique imposé de l'extérieur. Seuls les Américains peuvent leur
imposer un tel cadre.
Évidemment, ça ne pourra se faire sans de très fortes pressions et sans poser sur la table un plan de paix potentiel assez détaillé, un cadre de négociation. Il faudra ensuite exiger des deux
parties qu'elles négocient à l'intérieur de ce cadre, qui existe déjà: les paramètres établis en 2000 par le président Bill Clinton. Le problème n'est pas de réinventer la roue car la roue existe
déjà. Le défi, c'est de forcer les deux parties à accepter ce cadre de négociation. Seuls les Américains peuvent le faire.
C.J.N.: La présidence suédoise de l'Union Européenne a formulé récemment un projet de résolution préconisant très explicitement le partage de Jérusalem qui a suscité l'ire du
gouvernement Netanyahou. Partagez-vous la grande aversion des Israéliens envers ce projet de résolution européen'
Élie Barnavi: C'est une vieille idée. Ce qui est nouveau, c'est la manière dont ce projet de résolution a été formulé par la présidence suédoise de l'Union Européenne. Ce qui me
paraît le plus significatif, c'est le fait que c'est une initiative concertée et avalisée par l'ensemble des pays de l'Union Européenne.
C'est un pas en avant de l'Europe, qui a décidé de s'impliquer davantage dans le règlement du contentieux israélo-palestinien. Plusieurs pays européens sont réticents envers cette résolution qui
prône sans ambages le partage de Jérusalem. Mais, ces contrées hésitantes, notamment la France et l'Italie, ne peuvent pas récuser cette démarche.
Les Français et les Italiens ont édulcoré la formulation suédoise de cette résolution, qui leur paraissait très radicale: ?diviser Jérusalem et Jérusalem-Est sera la capitale du futur État
palestinien.? La formule qui a été finalement adoptée est: ?Jérusalem sera la capitale de deux États.? C'est en fait la même chose.
Cette résolution sonne très désagréablement aux oreilles du gouvernement israélien. Pour quelqu'un comme moi, qui souhaite ardemment que les deux parties aboutissent à un règlement viable et qui
connaît les conditions sans lesquelles on n'y aboutira pas, c'est plutôt une bonne initiative. Il reste à convaincre les Américains que les Européens seuls ne pourront rien faire.
Il faut créer un front euro-américain, que j'appelle de mes voeux depuis très longtemps, qui aurait la masse critique pour encourager les deux parties à aboutir à un accord
tangible.
C.J.N.: Selon vous, Mahmoud Abbas, président de l'Autorité Palestinienne, est un leader politique très affaibli qui n'est plus l'homme de la situation pour les
Palestiniens.
Élie Barnavi: Aujourd'hui, l'Autorité Palestinienne est une entité politique exsangue. Mahmoud Abbas est un homme faible à la tête d'un gouvernement faible. C'est un énorme
problème. On verra ce qui va se passer avec l'opération d'échange de prisonniers avec le Hamas dans laquelle le gouvernement israélien s'est engagé pour obtenir la libération du soldat Guilad
Shalit.
Si Marwane Barghouti est libéré par Israël, ça hâtera probablement le départ de Mahmoud Abbas. Barghouti est un personnage plus charismatique et plus influent qu'Abbas. Il est auréolé de son
passé de chef et de prisonnier dans les geôles israéliennes. Il a des bonnes relations avec le Hamas.
Il est évident que dans le contexte actuel, l'Autorité Palestinienne ne peut pas faire grand-chose, d'autant plus qu'Israël a grandement contribué à l'affaiblir. Actuellement, les Israéliens sont
en train de donner au Hamas ce qu'ils ne veulent pas donner à l'Autorité Palestinienne. Mahmoud Abbas paye le prix, de la même manière qu'il a payé hautement le prix quand l'administration Obama
l'a forcé à ne pas réagir au Rapport Goldstone.
Ça l'a énormément affaibli. On voit mal comment il pourrait assurer une transition dans une conjoncture politique aussi nébuleuse. On verra bien ce qui va se passer. Pour l'instant, la seule
chose que les Israéliens, les Américains et les Européens peuvent faire, c'est de renforcer l'Autorité Palestinienne et attendre de voir de quoi la relève du leadership palestinien sera faite. Il
se peut que la libération éventuelle de Marwane Barghouti change beaucoup de choses.
C.J.N.: Mais le gouvernement israélien refuse de libérer Marwane Barghouti, qui a été l'instigateur de plusieurs attentats terroristes très meurtriers qui ont coûté la vie à de
nombreux civils israéliens.
Élie Barnavi: Moi, je n'ai jamais douté que Marwane Barghouti sortira de prison un jour ou l'autre. Si ce n'est pas maintenant, ce sera dans quelques mois ou l'année prochaine.
Au vu de la grande popularité dont il jouit auprès des Palestiniens, Barghouti aura indéniablement un rôle important à jouer. Il est, sans aucun doute, le successeur naturel de Mahmoud
Abbas.
C.J.N.: Les élections en Palestine ont été de nouveau reportées. Est-ce un stratagème de Mahmoud Abbas pour se maintenir au pouvoir'
Élie Barnavi: Organiser actuellement des élections en Palestine, ce ne serait pas forcément une bonne chose.
En 2006, on a obligé Mahmoud Abbas à organiser des élections, ça lui a coûté très cher: il a perdu complètement le contrôle de la bande de Gaza. Si vous organisez des élections dans un pays
déchiré et à moitié indépendant, vous obtiendrez forcément des résultats catastrophiques.
Les élections en Palestine ne sont pas un but en soi, c'est une illusion américaine. Afin d'élire une direction politique légitime, des élections libres et démocratiques ne peuvent se tenir que
dans un environnement apaisé, où les règles du jeu sont claires pour tout le monde. Dans un contexte d'anarchie, de divisions profondes et de guerre civile larvée, comme c'est le cas actuellement
en Palestine, des élections ne peuvent avoir que l'effet contraire.
Que Mahmoud Abbas ait repoussé les élections, ça ne me paraît pas être une catastrophe. Au contraire, avant la tenue de ce scrutin, il faudra savoir dans quelles conditions celui-ci va se
dérouler. S'il y a un challenger crédible capable de remporter les élections et d'imposer une discipline, cette consultation électorale devrait avoir lieu. Sinon, les Palestiniens devraient
s'abstenir d'organiser des élections.
C.J.N.: La crise avec l'Iran a-t-elle des répercussions directes sur le conflit israélo-palestinien'
Élie Barnavi: Oui. Si Barack Obama parvenait par miracle à régler le crise avec l'Iran et à renouer le dialogue avec le régime radical de Téhéran, ça aurait sans doute un impact
sur ce qu'on appelle l'axe chiite, c'est-à-dire sur le Hezbollah et le Hamas. Mais, malheureusement, l'Iran d'Ahmadinejad est allé très loin dans ses desseins de nucléarisation.
En ce qui a trait à ce dossier, je suis plutôt pessimiste. Je ne vois pas comment il pourrait être réglé de manière pacifique. Le régime iranien est engagé dans une fuite en avant. Affaibli et
délégitimé, il est de plus en plus dangereux et extrémiste.
C.J.N.: Une attaque militaire d'Israël contre les sites nucléaires iraniens, est-ce un scénario plausible'
Élie Barnavi: Je pense que oui, et je le dis sans gaieté de coeur. C'est une option qu'on ne peut plus exclure. Une opération militaire israélienne contre l'Iran aurait des
répercussions catastrophiques sur toute la région. Mais ne rien faire et laisser les Iraniens se doter de l'arme nucléaire aurait aussi des répercussions épouvantables. Voyez un peu le choix
devant lequel Israël est confronté.
Chose certaine: Israël n'acceptera jamais la nucléarisation de l'Iran. Est-ce qu'Israël pourra agir seul, sans l'aval des Américains'
Mon impression -évidemment je n'ai aucune preuve, ce n'est qu'une intuition- est qu'en l'absence évidente d'une possibilité d'un accord à l'amiable avec les Iraniens, les Américains, sans
soutenir une opération militaire israélienne contre l'Iran, fermeront les yeux. La majorité des autres pays occidentaux, et probalement aussi les contrées du Golfe, qui ont aussi peur qu'Israël
d'un Iran nucléarisé, adopteront la même attitude.
In an interview, Israeli historian Élie Barnavi talks about the prospects for Israeli-Palestinian
peace negotiations.