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Blog : Drzz

Russie II/ Narcissisme - Par Michel Gurfinkiel

 

L?autocratie a été le système politique normal, établi, réel, de la Russie pendant plus de sept cents ans : du XVe au XXIe siècle.


 

Par Michel Gurfinkiel.

 

Le centre de gravité de la Rouss se situe d'abord au sud-ouest : c'est la région la plus anciennement  et la plus densément peuplée, mais aussi celle qu'un fleuve « large comme la mer », l'ancien Borysthène des Grecs devenu le  Dniepr des Slaves, irrigue, réunit et anime. Au IXe siècle, un premier Etat y est créé à Kiev, autour de chefs de guerre d'origine scandinave, les Rurides. Devenu empire aux Xe et aux XIe siècle, après les victoires de Yegor, Sviatoslav, Vladimir et Yaroslav, il s'urbanise, se convertit au christianisme byzantin et se dote d'une civilisation raffinée, mi-byzantine, mi-slave, avant d'être anéanti au XIIIe siècle par les Tatars, envahisseurs turco-mongols venus de la vallée de la Volga. Le centre de gravité se déplace alors vers le nord : le nord-ouest, où se maintient, au contact immédiat des Scandinaves, un Etat marchand, la République de Novgorod-la-Grande ; et surtout le nord-est forestier, où finit par se constituer un nouvel Etat à vocation impériale, la Moscovie. « Loin, loin dans le nord, où sévissent la faim et le froid... », écrira Blok un jour,     « par les prairies marécageuses  et désertes, nous nous hâtons. Solitude. Là-bas en demi-cercle comme un jeu de cartes chez la bohémienne, se dispersent les lumières. » Cette translation vers le nord est lourde de conséquences.


Tout d'abord, elle entraîne l'éclatement de la Rouss. Alors qu'un Etat et une culture kiéviens pouvaient rayonner sur tous les pays inscrits entre la Baltique et la mer Noire, les Etats novgorodien ou moscovite et leurs cultures spécifiques sont à la fois trop faibles et trop excentrés : la partie la plus occidentale de l'empire kiévien, passée sous le contrôle des Lithuaniens puis des Polonais,  et influencée par le monde latin et catholique, devient la « Rouss blanche » (le Bélarus actuel, naguère appelé Russie Blanche ou Biélorussie), tandis que la partie la plus méridionale,  restée proche du monde grec, se transforme en « Rouss rouge » ou « Petite Rouss » (l'Ukraine actuelle). Même quand ces entités seront à nouveau réunies à un Etat  roussien ou russe, à partir des XVIIe et XVIIIe siècles - l'Empire de « toutes les Russies » - , elles garderont une identité distincte et une langue particulière. En 1922, le régime léninien instrumentalisera ces différences en créant au sein de l'URSS les Républiques-soeurs de Biélorussie et d'Ukraine. En 1991, celles-ci accéderont à une entière indépendance.


Isolement

La deuxième conséquence du déplacement vers le nord du monde roussien, c'est l'isolement. La nouvelle Rouss, sous ses noms successifs de Moscovie, Grande-Russie puis Russie tout court, est beaucoup plus proche d'une Asie contre laquelle elle s'affirmera et qu'elle finira par dominer que des Europes méditerranéenne ou balto-atlantique, avec lesquelles elle ne rétablit un contact direct que vers 1700 : il est révélateur que la Volga, qui joue dans son ethnogénèse le rôle qui avait été celui du Dniepr pour la première Rouss, soit un fleuve asiapète, « orienté », dirigé vers l'Oural puis la Caspienne, la Sibérie, l'Asie centrale et le Moyen-Orient ; révélateur, aussi, que la plupart des terres eurasiennes incorporées à l'Etat moscovite entre la fin du XVe siècle et le début du XVIIIe siècle, la basse vallée de la Volga, l'Oural, la Sibérie, les alentours de la Caspienne et de la mer d'Azov, en fassent encore partie aujourd'hui, au-delà des deux crises majeures des années 1918-1922 et quatre-vingt-dix, alors que toutes les autres conquêtes, même quand elles paraissaient sanctionnées par le temps (l'Ukraine aura été russe pendant trois siècles et demi, les pays baltes l'auront été pendant près de trois siècles), ont constamment été remises en cause.


 Mais l'isolement l'isolement n'est pas seulement horizontal, géographique ou géopolitique. Il est aussi vertical, psychologique, moral, spirituel : l'homme russe est désormais séparé de l'humanité ordinaire, puis séparé de lui-même.  L'hiver, rigoureux dans tout l'espace roussien, est implacable en Grande-Russie : pendant quatre mois dans le meilleur des cas, et six mois le plus souvent, la terre subit la neige, le gel, l'obscurité, le silence ; et chaque groupe humain se replie sur lui-même pour survivre, dans une intimité solipsique - « narcissiste », au sens que la psychanalyse donne à ce mot. Et l'été, l'environnement forestier n'est pas moins redoutable ou déconcertant : à la fois ressource et contrainte, protection contre les nomades venus du centre de l'Eurasie et prison naturelle dont on ne sort qu'à son péril, profondeur où l'on trouve toujours à migrer mais où l'on ne progresse qu'avec lenteur et où l'on finit par perdre tout sens d'orientation et tout repère chronologique. Les Grands-Russiens s'enivrent de cet enfermement où tournoient puis se dissolvent le bien et le mal, puis en viennent à le haïr. Ils se conçoivent comme un peuple élu, nouvel Israël, unique peuple véritablement chrétien, voué à la grandeur et au salut tant qu'il se tient jalousement à l'écart de la khritrost, des « malices », des autres nations. Puis, sans transition, presque simultanément,  ils se voient au contraire comme le rebut de la terre, comme un peuple enfoncé dans l'arriération, le vice et la vermine. L'étranger - les Niemtsys,  ce qui se traduit aujourd'hui par « Allemands » mais signifait autrefois « hommes à la langue incompréhensible », Barbares - est tantôt pourchassé comme un satan, et tantôt considéré comme la norme de toute chose. La même rage pousse à la guerre ou au pogrom contre « l'envahisseur » ou le « corrupteur », au rejet de leurs objets ou même de leurs techniques, puis, en sens inverse, à la destruction de ce qui est roussien ou russe et à mise au pas et le cas échéant à l'extermination, à la « liquidation », de ceux qui, au sein même de la nation, refusent le changement. Loin de disparaître à partir du XVIIIe siècle, quand la Rouss, devenue Rossiya, Russie (la nuance, entre les deux termes, est à peu près celle qui sépare, en français, maint mot médiéval, roui et intériorisé par un long usage populaire, et son doublet savant, plus proche de la racine latine et plus abstrait), se transforme en Empire multinational, multiethnique et multireligieux, ce syndrôme ne fait que se renforcer : au point que toute l'histoire politique et culturelle de la Russie moderne a pû être ramenée à une succession de crises centripètes et centrifuges, de l'occidentalisation forcée de Pierre le Grand à l'hyperconservatisme de Nicolas Ier, de la « table rase » bolchévique au néo-impérialisme stalinien. Les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix du XXe siècle, dans cette perspective, pourraient être interprétées comme une nouvelle époque centripète, et pourraient être suivies par un nouveau renfermement de la Russie sur elle-même.


Nevski

Le syndrôme narcissiste pèse aussi sur l'Etat, sur les représentations que s'en font les Russes et sur son fonctionnement quotidien. Dans la Rouss des origines, prékievienne ou kiévienne, l'Etat ou ce qui en tenait lieu reposait sur un contrat librement débattu, le ryad  : les clans ou les guildes faisaient appel, quand le besoin s'en faisait sentir, en cas d'anarchie, de conflit, d'invasion, à un chef ou prince , le kniaz  , capable d'entretenir en permanence un groupe de combattants, sa droujina  . L'Alexandre Nevski de Sergueï Eisenstein (dont le script, dit-on, a été revu par Staline en personne), relate un tel événement. Menacée par les Chevaliers Porte-Glaives, la Noble République de Novgorod se tourne vers le preux et sagace Alexandre, prince de Vladimir, qui a déjà guerroyé pour elle quelques années plus tôt. Il accepte, mais exige une obéissance absolue tant que durera la campagne. L'épisode se situe au milieu du XIIIe siècle, tout-à-fait à la fin de l'époque considérée. En fait, les Roussiens ou proto-Roussiens avaient généralement recruté auparavant des princes et des guerriers étrangers, plus compétents parce que plus spécialisés, et moins dangereux à terme pour leurs libertés parce qu'étrangers. Le cas le plus célèbre, à cet égard, est celui du clan ruride, des condottiere  varègues, venus de Suède, qui après avoir été engagés par Novgorod au IXe siècle s'étaient  peu à peu imposés, en descendant le Dniepr, à tous les peuples slaves de la région, et avaient créé, en se convertissant au christianisme grec-orthodoxe, la Kievskaya Rouss.


Mais dans la Rouss moscovite, il ne reste plus rien de ces relations de relative égalité et de relative rationalité entre les corps sociaux et politiques. L'Etat et le peuple forment un couple sadien : imbriqués l'un dans l'autre mais étrangers l'un à l'autre, domination absolue contre soumission absolue, rage d'agir contre fatalisme, rêve de transformation radicale du monde contre rêve de fusion totale avec le monde, ou d'évasion hors du monde. Là encore, cette culture se maintient, s'approfondit, alors même que la Moscovie redevient Rouss tout court, entre le XVe et le XVIIe siècle, puis se transforme, à partir du début du XVIIIe siècle, en Russie impériale ; alors même qu'elle déborde de son site d'origine, forestier et infra-arctique, pour absorber ou réabsorber des espaces de steppes continentales ou de plaines tempérées ; alors même que les difficultés liées à la distance, d'abord aussi réellees que les difficultées liées au climat, sont maîtrisées par la mise en place d'un réseau routier, de chemins de fer, de lignes aériennes, de liaisons postales, télégraphiques, téléphoniques. Elle perdure quand l'Etat, recourant tour à tour des méthodes byzantines, tatares, italiennes, allemandes, s'affermit et se ramifie. Elle subsiste quand il s'installe au milieu du peuple pour le quadriller, et multiplie kremlins ou loubiankas au coeur des agglomérations, quand il impose une religion officielle et même une culture officielle, quand il multiplie ses soldats, ses policiers et ses fonctionnaires.  La   « scène capitale » grand-russienne puis russe, toujours au sens analytique du terme, fut et reste - à l'aube du XXIe siècle - la « descente » du tsar ou de son représentant, le raid où il inspecte ses sujets, constate qu'ils ne se conforment nullement aux normes et aux lois qu'il a édictés, les accuse de trahir, de « saboter » ses grands desseins, les rudoie, les juge, les morigène, leur arrache confession ou repentir, fait tomber des têtes et distribue de nouvelles tâches, puis disparaît : scène éternelle, sans cesse recommencée, tantôt sur le mode de l'épouvante, avec Ivan le Terrible, Pierre le Grand, Lénine et Staline, tantôt sur celui de la comédie, avec le Revizor de Gogol ou les foucades de Boris Eltsine.


 

Autocratie

L'Etat narcissiste russe, curieusement, se définit d'ailleurs comme tel : ses juristes et ses théologiens, empruntant et dévoyant un terme byzantin, le qualifient d'autocratie  (avktokratsia), de pouvoir né de lui-même et ne rendant compte qu'à lui-même. L'Etat est la Russie ; et cet Etat est un homme, un Narcisse unique, divin ou quasi-divin (tchiéloviekom Boguy podobayoum), le tsar, Oint de Dieu, Dieu sur la Terre (zyemnomou Bogou), tour à tour Père Terrible et Fils Miséricordieux, mais aussi, puisqu'il est la Russie tout entière, bourreau et martyr, Grand Inquisiteur et victime consentante. « Le tsar est l'idéal du peuple russe... une sorte de Christ russe », reconnaît, au XIXe siècle,  le révolutionnaire Michel Bakounine. « La Russie est tsariste », résumera Staline à sa manière, cent ans plus tard : « Le peuple russe est habitué à avoir un seul homme au-dessus  de lui ». « Au-dessus de lui », et non pas « à sa tête  ». Parfois, le tsar-Dieu-Etat-nation se dédouble : Alain Besançon, dans le Tsarévitch immolé, note que l'idée d'une « sainte patrie russe », Svataya Rouss, maternelle et pure, apparaît sous Ivan le Terrible, le plus paternel et le plus infernal des tsars. Mais ce ne sont là qu' hypostases, jeux de miroirs...


L'autocratie a été le système politique normal , établi, réel, de la Russie pendant près de sept cents ans : du XVe au XXe siècle. A quelques reprises, le pays a sans doute évolué vers une monarchie constitutionnelle à l'occidentale, ou vers la démocratie. Mais l'autocratie a toujours prévalu, du moins jusqu'à l'expérience semi-démocratique commencée en 1991. En pratique, sur quoi repose ce régime, sur quels instruments ? D'abord, sur un appareil d'Etat - armée, administration, police - nombreux, fourni, efficace, hiérarchisé, capable non seulement de briser d'éventuelles séditions, révoltes et émeutes, mais aussi de faire régner, si nécessaire, une terreur aveugle. Ensuite sur un appareil religieux (ou idéologique) dont l'unique objet est de diviniser l'Etat à travers la personne de son chef. Enfin sur l'appropriation - la « patrimonialisation » - par l'Etat et son chef de toutes les formes de richesses. Ces trois instruments sont bien entendu liés les uns aux autres. En particulier, la patrimonialisation des richesses  a pour corollaire leur redistribution - de façon précaire et révocable, ou semi-permanente - aux serviteurs de l'Etat.


Mongols

La plupart des historiens ou des philosophes de l'histoire ont voulu voir dans l'appareil d'Etat russe un legs mongol. C'est la thèse que retient catégoriquement Karl Wittfogel, le théoricien du « despotisme oriental » : « De toutes les influences... qui ont affecté la Russie, celle des Tatars a été décisive. Non seulement elle a détruit la société kiévienne, une société non-orientale, mais elle a posé les bases de l'Etat despotique moscovite et post-moscovite ».  Maîtresses de l'espace russien pendant un peu plus de deux cents ans, du début du XIIIe siècle au milieu du XVe siècle  les Hordes turco-mongoles mènent des campagnes d'extermination contre ceux qui leur résistent ou se rebellent : les hommes adultes sont torturés puis mis à mort jusqu'au dernier, les femmes violées, les enfants vendus, les églises brûlées et les villes rasées. « Quand nous passions par ce pays », écrit au XIIIe siècle Jean de Plan Carpin, ambassadeur du pape auprès du Grand Khan, « nous trouvions des crânes et des ossements innombrables dans la campagne. Des villes qui avaient été fort grandes et fort peuplées étaient maintenant anéanties. C'est à peine si nous trouvions deux cents maisons là où s'était dressé autrefois leur métropole, et les gens étaient tenus dans une servitude rigoureuse ». Un Russe ne peut exercer une autorité sur d'autres Russes qu'en vertu d'une délégation (yarlik) du souverain tatar : Alexandre Nevski lui-même doit en passer par là, quand il veut consolider son pouvoir. Un énorme tribut annuel - en vivres, bois, métaux, fourures, sel, esclaves, numéraire - est dû : et les Tatars encouragent leurs vassaux russes à mettre en place, pour l'acquitter, un système fiscal rigide, fondé sur l'esclavage ou le servage. S'ils ne déploient guère de troupes d'occupation, sauf dans quelques localités stratégiques où une forteresse, le kreml , surgit ainsi à côté du champ de foire et des sanctuaires, ils entretiennent un réseau dense d'espions et d'informateurs.


Ces méthodes de domination  sont en effet reprises en partie, après 1480, par le nouvel Etat russe indépendant créé par les grands-princes de Moscou : d'autant plus naturellement  que ces derniers avaient été pendant plus d'un siècle les principaux tributaires des Tatars en Russie centrale. D'autres emprunts, d'une nature plus technique, sont également discernables : l'utilisation d'un langage bureaucratique standardisé, la formation de diplomates professionnels, la mise en place de courriers impériaux. Mais le régime mongol - pas plus que, plus tard, l'Empire ottoman, issu de la même souche - n'était pas seulement terreur, oppression et administration. A ceux qui se soumettent, les Hordes octroient une « constitution », le Grand Yassa, qui garantit de nombreux droits et privilèges, notamment en matière de religion ; les républiques ou les principautés issues de la Russie kiévienne  subsistent et gardent leurs institutions propres. Or de ce versant libéral, il ne subsiste rien dans l'Etat ivanien. Celui-ci suit une autre loi interne, une autre nature, qui n'est pas d'exploiter un pays - de façon quasi-coloniale, ce qui n'exclut pas une certaine bienveillance - mais de le posséder corps et âmes.


En réalité, l'appareil d'Etat russe, contrairement à la plupart de nos préjugés et de nos idées reçues, doit beaucoup plus à l'Occident qu'aux Grands Khans. Ivan III le Grand (1462-1505) établit des relations diplomatiques réguières avec les Etats d'Europe de l'Ouest au moment même où ceux-ci, qu'ils soient grands ou petits, se transforment en monarchies administratives, centralisées et absolues : bien des informations, bien des conceptions, lui parviennent de la sorte, à travers les conversations qu'il conduit avec des ambassadeurs issus, en règle générale, de l'entourage le plus proche des souverains. Par ailleurs, il fait venir de nombreux ingénieurs et architectes d'Italie, pour bâtir des églises ou des palais en pierre, luxe sans précédent,  mais aussi et surtout pour s'initier aux technologies et aux méthodes les plus modernes en matière d'armement, de fortification, de siège, d'organisation des troupes. Sous cette influence, il se dote en quelques années d'une armée qui n'a plus rien de commun avec les anciens modèles scandinave, byzantin ou turco-mongol : les unités permanentes remplacent les contingents féodaux, les formations spécialisées se substituent aux masses de combattants, les canons et les armes à feu renforcent l'infanterie et la cavalerie. C'est à travers l'armée - chose du monarque, et de lui seul - que l'Etat croît, grandit, se consolide. C'est pour entretenir cette armée que le monarque s'approprie toutes les ressources du pays. C'est la hiérarchie militaire qui sert de modèle aux hiérarchies civiles. Mais l'influence des Italiens va plus loin encore : ils transmettent à la cour moscovite leur propre philosophie politique, celle que Nicolas Machiavel, une génération plus tard, mettra en forme dans Le Prince. La raison d'Etat, selon eux, est supérieure à toutes les morales ordinaires, non seulement la morale chrétienne, fondée sur la crainte de Dieu et la charité, mais aussi les morales seigneuriales ou chevaleresques, fondées sur le courage et l'honneur. Et les vérités d'Etat sont supérieures à la vérité tout court. Voilà, pour le souverain de Moscou et ses serviteurs, une précieuse doctrine, qui non seulement justifie l'emploi ou le perfectionnement de méthodes  « païennes », empruntées aux Tatars, mais permet de les utiliser contre des chrétiens « rebelles » ou réputés tels, coupables de vouloir préserver des libertés que les païens avaient eux-mêmes largement respectées. Ils la transmettent, dans son éclat métallique, à leurs successeurs de Saint-Pétersbourg. De ceux-ci, elle passera aux bolcheviks puis à Staline et aux dirigeants du « nouvel Empire russe » du XXe siècle, dont beaucoup sont à leur tour devenus, après 1991, les chefs et administrateurs de la Russie « démocratique » et des Etats post-soviétiques.


Alliance

Si l'appareil d'Etat russe est présenté comme un héritage mongol, l'appareil religieux passe, quant à lui, pour un implant byzantin. Certes, l'Orthodoxie grecque a toujours admis le césaropapisme, la fusion, dans la personne du souverain, des autorités spirituelle et temporelle. Mais de cette Orthodoxie, de ses doctrines et de sa dialectique, assez peu de chose a été transmis, en fin de compte, à la Rouss kiévienne. Et c'est particulièrement vrai en matière d'organisation politique ou de relations entre l'Eglise et de l'Etat : le modèle byzantin est inopérant, puisque l'Empire ruride a éclaté dès le XIe siècle, après la mort de Yaroslav le Grand, en une quinzaine d'apanages  quasi-indépendants. Quant à la Rouss moscovite, elle pratique au XVIe siècle une Orthodoxie encore plus éloignée de la tradition de Constantinople, une religion mystique, parfois tentée par le manichéisme et donc le rejet de toute préoccupation temporelle, parfois au contraire par le judaïsme et donc la subordination du temporel au spirituel et à l'éthique. L'Eglise, dans ce contexte, n'est pas prête à se comporter en servante soumise de la monarchie. Il est cependant un angle par lequel elle est vulnérable : le nationalisme. Elle pose comme une vérité d'évidence la filiation directe, ou plutôt la continuité constante, entre Jérusalem et Moscou, entre Israël et la Rouss. Elle estime qu'une sainteté biblique enveloppe les plus humbles des paysans russes, la terre russe elle-même, les paysages et les monuments, les moindres coutumes ou superstitions, l'alphabet cyrillique, les usages vestimentaires, et enfin la langue slavonne. La défense d'un peuple russe assimilé au peuple élu, contre les Tatars eux-mêmes assimilés à Babylone ou à l'Assyrie, mais aussi contre les catholiques de Lithuanie et de Pologne, constitue donc, selon elle, un devoir absolu. Saint Serge de Radonej, le plus pur des chefs spirituels du XIVe siècle, dédaigneux des honneurs et des pouvoirs, n'a pas hésité à bénir le grand-prince Dimitri Donskoï avant la bataille de Koulikovo, menée à la fois contre les Tatars et les Lithuaniens. Et bien entendu, cette bénédiction a assuré la victoire du monarque.

Troisième Rome

Le déclin puis la chute de l'Empire byzantin servent de trame à cette révolution théologico-politique. En 1448, l'Eglise russe coupe ses liens avec Constantinople, en arguant des compromissions auxquelles  l'empereur et le patriarche avaient  dû consentir pour se concilier, face aux Ottomans, l'appui des puissances « hérétiques » d'Occident.  En 1453, après la chute de la « deuxième Rome », elle affirme que Moscou est devenue la troisième et ultime Rome, le dernier et invincible bastion du peuple chrétien. Le prêtre Philothée, au début du XVIe siècle, formula la nouvelle doctrine dans une lettre à Vassili III : « L'Eglise de l'ancienne Rome est tombée à cause de l'hérésie apollinienne . Quant à la Seconde Rome, l'Eglise de Constantinople, elle a été mise en pièces par les haches des Hagarites (Musulmans). Mais cette Troisième et nouvelle Rome, l'Eglise universelle apostolique, fait rayonner sous ton règne puissant la foi chrétienne orthodoxe jusqu'aux confins de la terre, plus brillamment que le soleil... Dans tout l'univers, tu es le seul roi des chrétiens... Ecoute moi, ô pieux roi : tous les royaumes chrétiens se sont réunis dans ta seule et unique personne. Deux Rome sont tombées, la Troisième est debout, et il n'y en aura pas de Quatrième... ».   Le souverain moscovite n'a pas seulement, dans cette optique, le droit de relever à son profit toutes les prérogatives de l'empereur byzantin, y compris son titre (tsar  en slavon) et son emblême (l'aigle à deux têtes) ; il était aussi l'héritier légitime des rois d'Israël et même  « l'Oint du Seigneur », le Messie, une sorte de réplique terrestre du Pantokrator, du Christ-Roi. Joseph de Volokolamsk précise doctement ce dernier point en citant Agapetos, une autorité byzantine du VIe siècle : « Par sa nature charnelle, l'empereur est un homme, mais par son autorité politique, il est semblable à Dieu Tout-Puissant ».  Le rituel moscovite est recomposé en fonction de la messianisation du souverain. Lors de son sacre, le tsar est désormais admis à communier derrière l'iconostase, la paroi qui, dans une église orthodoxe, sépare les prêtres des simples fidèles. Le dimanche des Rameaux, il conduit le métropolite dans une procession évoquant l'entrée du Christ à Jérusalem. Sur son trône, enfin, il siège  dans la position même du Pantokrator, couvert d'or, raide, l'oeil fulgurant. Sur le plan purement religieux, le messianisme ivanien est en fait un échec : l'histoire subséquente de l'Orthodoxie russe est marquée par une longue suite de rebellions, de dissidences et de schismes. Mais la nouvelle Eglise césaro-nationale remodèle l'ensemble de la culture russe. Au point que le communisme, à partir de 1917, lui emprunte peu à peu son discours, ses catégories dogmatiques, ses rituels, ses finalités. Au point que la chute du communisme, en 1991, lui rend du jour au lendemain, sans débats ni discussions, son ancienne position et ses anciens privilèges.


Votchina

Troisième instrument de l'autocratie, le patrimonialisme a été quelquefois comparé à la féodalité occidentale : les deux systèmes reposent en effet sur une confusion du pouvoir politique et de la propriété. Mais alors que ce pouvoir-propriété, dans la logique féodale, se fractionne puis et s'atomise à l'infini entre de multiples seigneurs et sous-seigneurs, il est au contraire concentré, dans la logique patrimoniale, entre les mains d'un seul et unique maître : le pays tout entier est considéré comme le domaine personnel (votchina ) du souverain (gossoudar). Cette organisation avait été esquissé dans la monarchie kiévienne et dans les autres principautés ; à certains égards, il était alors le corollaire des libertés villageoises : en affirmant qu'ils étaient des serviteurs du souverain, les paysans indiquaient surtout qu'il ne dépendaient pas d'un propriétaire ordinaire. Mais la dynastie ivanienne la retourne bientôt à son profit. Dans la mesure même où elle « rassemble  la terre russe » , où elle s'empare des Etats voisins, soit par la guerre, soit par l'intrigue, elle a intérêt, en effet, à se déclarer  « propriétaire »  universelle : cela lui permet de restructurer les terres annexées comme bon lui semble, d'y spolier les seigneurs ou les cités dans lesquels elle n'a pas confiance et d'y tailler des bénéfices pour leurs fidèles. « Afin de remodeler leur empire sur le modèle patrimonial,  écrit l'historien américain Richard Pipes, les  tsars ... mirent fin au droit de circulation que possédaient jusque là , traditionnellement, les hommes libres. Les propriétaires terriens furent transformés en simples officiers du souverain moscovite, ce qui signifiait qu'il ne tenaient plus leurs terres par droit, mais en tant que fiefs . Les roturiers furent attachés à leur lieu de travail, c'est-à-dire réduits au servage... »   La gestion du nouvel Etat-patrimoine fut confiée une classe de régisseurs-surveillants, composée pour moitié de membres de l'ancienne aristocratie kiévienne, et pour moitié de roturiers, voire même d'anciens kholopy, d'esclaves affranchis. « Ce n'était pas une noblesse au sens occidental du terme,  explique Pipes , parce qu'ils n'avaient de privilèges reconnus les distinguant des simples mortels...  Sur un simple geste du souverain, le plus éminent de ces « serviteurs »  pouvait perdre la vie et ses biens. Mais collectivement, la classe des serviteurs  jouissait d'importants avantages matériels, le plus apprécié étant le droit exclusif de disposer de terres et de serfs... » Renforcé par Pierre le Grand au début du XVIIIe siècle, notamment par son extension à des secteurs économiques émergents, comme l'industrie et le grand commerce, adouci quelques décennies plus tard par Catherine II en faveur des nobles mais non des paysans, assoupli au début du XIXe siècle en faveur des classes moyennes, le système est largement  en place en 1861, quand Alexandre II abolit sa pièce maîtresse, le servage : Pipes note par exemple que 50 à 70 % de la population totale y est alors soumis dans le centre de la Russie d'Europe, et 30 à 50 % dans les provinces périphériques de l'Empire. Quelque soixante ans plus tard, le système patrimonial est rétabli par Lénine sous le nom de « communisme de guerre » puis porté par Staline, sous le nom de « socialisme réel », à un degré de totalité jamais encore atteint : campagnes « collectivisées », industries et commerces « étatisés ». Légalement, il est toujours largement en vigueur après la chute du communisme, dans les années quatre-vingt-dix, toutes les réformes tendant à établir une propriété privée du sol ayant été mises de côté par les gouvernements successifs ou rejetées par le parlement.


(Fin de la deuxième partie)


© Michel Gurfinkiel, 2010

 

 L'article original peut être consulté sur le blog de Michel Gurfinkiel

 

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Dernière mise à jour, il y a 48 minutes