Dans le prochain numéro de l'excellent mensuel Israël magazine, que dirige mon ami André
Darmon, je fais paraître une chronique expliquant non seulement ce qu'est la doctrine Obama (qui sous tend la stratégie Obama présentement suivie), mais aussi ce qu'a été la doctrine Bush
qui, je ne cesse de le constater, reste toujours très mal comprise, bien que je lui aie consacré trois livres. Et je trouve régulièrement des courriers de lecteurs disant que la guerre en
Irak était injuste et inutile, que les opérations en Afghanistan elles-mêmes ne servent à rien, et qu'il faut « régler le conflit israélo-palestinien ».
Je trouve régulièrement, aussi, des interpellations me demandant pourquoi
j'insiste sur la notion d'islam radical au lieu de m'en prendre à l'islam en bloc. Je pourrais renvoyer, là, à un livre que j'ai publié il y a quelques années, et qui s'appelle, « Qui a
peur de l'islam ! » ou à un autre livre que j'ai réalisé à partir d'entretiens avec un autre de mes amis, Fereydoun Hoveyda, « Mille et une vies ». Je pourrais
renvoyer aussi au livre de Daniel Pipes, que j'ai traduit et préfacé, « L'islam radical à la conquête du monde ». Je vais, cela dit, essayer de procéder ici à une réponse
d'ensemble.
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L'islam, en soi, est une religion très différente des deux monothéismes qui l'ont précédé. En lui,
selon l'expression de Bernard Lewis, « Dieu est César », et le prophète est le bras armé de Dieu. Il en découle que l'islam est une théocratie où le seul détenteur légitime du
pouvoir politique est Allah lui-même. Il en découle que ceux qui gouvernent sur terre ont le devoir de servir Dieu comme l'a fait le prophète et d'obéir à tous ses commandements. Ceux-ci sont
détaillés dans le Coran, qui comprend des préceptes politiques, juridiques, économiques, moraux et hygiéniques. Une société musulmane est à partir de là constituée de gens soumis à une
multitude d'obligations qui ne laissent pas de place à l'initiative individuelle ou à la liberté de choix : c'est ce que Karl Popper appelle une « société close ». C'est une
société potentiellement pétrifiée. C'est ce que j'appelle dans mon livre « La Septième dimension » une société « totaliste », distincte d'une société totalitaire par le
fait qu'elle autorise la présence en elle de gens différents, qui croient imparfaitement (mécréants), et qui sont traités depuis là comme des inférieurs devant respecter l'ordre musulman,
mais disposant d'une autonomie relative dans la sphère des relations interpersonnelles et privées : ces gens sont les Chrétiens et les Juifs, leur statut est celui de dhimmi. La tâche
essentielle d'un musulman dans une société musulmane est de respecter les cinq piliers de l'islam, et de pratiquer le djihad. Il y a un grand djihad, qui est le prosélytisme, et qui repose
sur un comportement musulman exemplaire, censé attirer les non musulmans vers la conversion, et il y a un petit djihad, qui, lui, est guerrier et violent. L'islam est censé se déployer sans
limites par le grand et le petit djihad. Le monde selon l'islam se divise essentiellement entre deux territoires : le dar el harb, territoire de la guerre et le dar el islam, territoire
de la soumission.
Une ouverture vers l'interprétation du Coran et des hadiths (textes relatant les
actes et propos du Prophête) a eu lieu pendant quelques décennies sous l'impulsion de gens ouverts à la philosophie aristotélicienne, les mu'tazilites (Ahl al-adl wa al-tawhid). Cette
ouverture, partielle, entérinée en 827 par le califat abbasside, a été abolie voici huit siècles lorsque, suite à la prise du pouvoir par les turcs seldjoukides, le calife a décrété que les
portes de l'interprétation (itjihad) étaient fermées. Depuis, l'islam est entré dans un long sommeil dogmatique et, même s'il existe plusieurs écoles juridiques, est devenu une civilisation
pétrifiée qui s'est délitée jusqu'à la fin du dix-huitième siècle et à la colonisation occidentale. A ce moment, se sont dessinés divers courants, qu'on peut classer en deux catégories et qui
ont constitué deux formes de réponse à la crise. La première catégorie a consisté à dire que le problème était l'islam tel qu'il est : elle a débouché sur des courants réformistes et sur
des courants prônant l'occidentalisation du monde musulman. L'un de ceux-ci a été incarné par les Jeunes turcs et a débouché sur la Turquie kemaliste, un autre a été porté par les Pahlavi en
Iran. On peut classer dans cette catégorie aussi le nationalisme arabe, dont a fait partie le mouvement baasiste auquel appartenaient Hafez El Assad et Saddam Hussein. La deuxième catégorie a
consisté en une nébuleuse fondamentaliste, dont une illustration marquante est le wahhabisme, porté par la famille Saoud, au pouvoir en Arabie aujourd'hui.
Le kemalisme a été la branche la plus modérée du réformisme occidentaliste. Le
mouvement baasiste et le nationalisme arabe ont eu d'emblée des orientations proches du léninisme et du national-socialisme. Ce réformisme est aujourd'hui à bout de souffle. Le mouvement
Baas, le nationalisme arabe, ont créé des dictatures qui ont mené leurs pays vers la stérilité économique, politique, culturelle et sociale. Le kemalisme subsiste, mais est très
atteint : la Turquie se réislamise à grande vitesse. La dynastie Pahlavi a été renversée en Iran en 1979.
La nébuleuse fondamentaliste, elle, n'a cessé de se renforcer. Le wahhabisme
porté par l'Arabie Saoudite implante partout son discours. La confrérie des Frères musulmans créée en 1928 par Hassan El Banna a pour objectif le retour strict à la sharia : elle a de
multiples branches, dont le Hamas au Proche-Orient, et l'UOIF en France.
Le chiisme est une branche distincte de l'islam, minoritaire, née très tôt dans
le cadre des querelles de succession du Prophète, présente surtout en Iran, en Irak et au Liban. Le chiisme a une dimension apocalyptique qui s'est renforcée avec l'instauration de la
république islamique d'Iran en 1979, qui a fait du chiisme duodécimain (croyant en le retour de l'imam caché) le dogme officiel et de la doctrine khomeyniste (Velayat-e Fakih) son mode de
gouvernement. Le chiisme en Irak est quiétiste, et prône, sous l'égide d'Ali al Sistani, une séparation du temporel et du spirituel, ce qui explique la possibilité d'un régime démocratique en
Irak. Moqtada al-Sadr, réfugié en Iran est, lui, partisan du Velay at-e Fakih.
Bien que le Hamas soit sunnite, tout comme al Qaida et les talibans en
Afghanistan, des alliances stratégiques sont passées entre les dirigeants iraniens et les dirigeants de ces groupes.
Il existe dans l'islam des courants mystiques tels le soufisme, tourné vers la
contemplation, l'alevisme, lui aussi tourné vers la contemplation, très présent en Turquie, ou le courant druze, issu du chiisme et influencé par le soufisme.
Une multitude de groupes et de courants intégristes ont vu le jour au cours des
trente dernières années.
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Dans le contexte de cette grande mosaïque, un certain nombre de points se
dégagent :
Il existe une dimension effectivement « totaliste », potentiellement
totalitaire de l'islam. Et l'islam est dogmatique, figé, non susceptible tel qu'il est d'intégration aux sociétés ouvertes, pluralistes, démocratiques. Il n'y a pas dans l'islam tel qu'il
est, d'islam « modéré » aujourd'hui. C'est un fait.
Il a existé, cela dit, des textes porteurs de potentialités d'ouverture, chez les
mu'tazilites et chez quelques auteurs du dix-neuvième siècle et du début du vingtième siècle. Et il faut en tenir compte. Les courants mystiques de l'islam peuvent être porteurs de repli
sur une communauté, mais pas de recours au petit djihad. Et il faut en tenir compte aussi. Des intellectuels du monde musulman s'interrogent aujourd'hui, et il me semble important
d'accepter le dialogue avec eux.
Il existe un fondamentalisme qui ne pratique pas le recours au petit djihad, mais qui
dissémine une vision « totaliste » du monde : le fondamentalisme saoudien. Ce fondamentalisme n'est pas le danger principal aujourd'hui, quand bien même il importe de le voir
pour ce qu'il est, et de ne pas le considérer comme compatible à moyen terme avec les sociétés ouvertes.
Il existe aussi un fondamentalisme qui constitue l'ensemble de l'islam radical : un
ensemble disparate, mais porteur de passerelles et de connexions multiples qu'on peut aussi appeler djihadisme. Cet ensemble comprend les Frères musulmans en leurs diverses succursales, le
régime iranien, les talibans, al Qaida, le Hezbollah, et une multitude d'autres groupes sur la planète. Cet ensemble est le danger principal.
Il est tout à fait clair que les fondamentalistes, en pratiquant la lecture littérale du
Coran peuvent se présenter comme des musulmans exemplaires. Et, d'une part, il n'y a pas d'autorité religieuse qui puisse déclarer que ce qu'ils disent est faux, d'autre part, il est
effectif à partir de là qu'il n'est pas possible à un musulman non fondamentaliste et non djihadiste de critiquer un autre musulman en s'appuyant sur le Coran.
L'islam repose sur l'idée de umma, communauté des croyants, et la umma est planétaire et
sans frontières.
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tenir des propos lénifiants sur l'islam, envisager un islam de France, de Belgique ou d'Allemagne
différent de tout autre islam est suicidaire et relève de l'aveuglement volontaire.
parler de l'islam comme s'il s'agissait d'un bloc monolithique est simpliste, contre-productif, et
stratégiquement inepte, car cela revient à mettre les djihadistes dans le même grand sac que des gens ouverts au dialogue et qui réfléchissent, ou que les soufis, les alevis, les chiites
quiétistes, et d'autres que nul ne peut confondre avec des militants d'al Qaida.
Prétendre régler le problème grave posé par l'islam radical implique de comprendre que le combat qui se
mène dans tout le monde musulman n'est pas dissociable du combat à mener en France et en Europe. Si l'islam radical avance au Proche-Orient, il avancera ici aussi. Si l'islam radical est
vaincu au Proche-Orient, il pourra être vaincu ici aussi.
Le combat pour ce que sera l'islam en France et en Europe car, ne nous trompons pas, il y aura des
musulmans en France et en Europe, se mène davantage sur les frontières de Gaza, en Judée-Samarie, à Jérusalem, en Irak ou à Washington qu'il se mène en Seine Saint-Denis.
Nous sommes dans une longue guerre planétaire contre l'islam radical, et cette
guerre doit être gagnée : il en va de la survie des valeurs de civilisation qui sont les nôtres. Nous ne pouvons espérer la gagner qu'en sachant regarder devant soi, voir que c'est une
guerre planétaire, et que c'est une guerre qui concerne non seulement le futur de l'Europe, celui d'Israël, celui des Etats-Unis, mais aussi celui du monde musulman et, au delà, de tous les
peuples de la terre.
Guy Millière