Blog : Michelle Goldstein

La chasse aux nazis est un échec


Helmut Oberlander, 83 ans, et sa femme Margret.Photo PC
Isabelle Hachey
La Presse
Depuis un demi-siècle, Helmut Oberlander, 83 ans, mène une vie rangée dans la ville ontarienne de Waterloo. Il n'a jamais eu maille à partir avec les autorités. Pas le moindre pépin. Il s'investit dans sa paroisse, prend soin de sa fille handicapée mentale. Ses voisins le trouvent charmant. «Quand il est arrivé en 1954, il a fondé sa propre compagnie de construction. Il a appris l'anglais et travaillait très fort», raconte son autre fille, Irene Rooney.



C'est sur ce vieillard que le Canada s'acharne pourtant depuis 12 ans. En mai, le gouvernement fédéral a décidé - pour la deuxième fois - de révoquer sa citoyenneté. D'un revirement à l'autre, ce qui est devenu l'affaire Oberlander s'étire et s'enlise. Et illustre à quel point Ottawa a du mal à punir les criminels de guerre nazis qui se terrent au pays.M. Oberlander a eu une autre vie. Plus trouble. Tout jeune, il était interprète au sein du Einsatzkommando 10a, une redoutable unité mobile qui se livrait à des exécutions massives en Ukraine, alors occupée par les Allemands. Cet escadron de la mort a exécuté au moins 23 000 civils, surtout des Juifs, entre 1941 et 1943. C'est pour avoir dissimulé ce passé aux agents d'immigration que le Canada tente aujourd'hui de le renvoyer en Ukraine.Les criminels de guerre nazis s'en tirent bien au Canada. Trop bien, selon les organisations juives, qui pressent le gouvernement d'agir pendant qu'il est encore temps. De ces vieillards, il en reste aujourd'hui moins de 200, estime Leo Adler, directeur général du Centre Simon-Wiesenthal. Or, même ceux qui ont été découverts trouvent le moyen de s'accrocher.«Chaque fois que le gouvernement prend une décision à leur égard, dit-il, les suspects se dépêchent de la contester en Cour fédérale, en Cour d'appel, en Cour suprême. Et ça recommence. Entre-temps, certains sont morts dans leur lit, paisiblement, sans avoir eu à s'inquiéter de rien. C'est une tache au dossier des gouvernements successifs. Il n'y en a pas un qui a fait ce qu'il était censé faire.»
Un sanctuaire pour nazis
Dès la fin de la Deuxième Guerre mondiale, des centaines de nazis se sont réfugiés au Canada. Pendant des décennies, on les a ignorés. Si bien que, dans les années 80, le pays était considéré comme un véritable repaire de nazis. Simon Wiesenthal lui-même refusait de mettre les pieds au pays pour protester contre l'immobilisme d'Ottawa. Le célèbre chasseur de nazis estimait que 6000 d'entre eux se terraient ici.Dans la tourmente, le gouvernement Mulroney a mis sur pied, en 1985, la commission Deschênes sur les criminels de guerre. Après deux ans de travaux, la Commission signalait la présence de 883 suspects en sol canadien, dont une vingtaine de «dossiers chauds». Ottawa a alors décidé de modifier le Code criminel afin de pouvoir juger ici toute personne soupçonnée d'avoir commis un crime de guerre à l'étranger.Le premier accusé, Imre Finta, a été acquitté en 1990 d'accusations liées à la déportation de 8617 Juifs de Hongrie - un jugement confirmé par la Cour suprême. Quatre autres poursuites ont échoué. Les preuves n'étaient pas assez solides pour obtenir des condamnations.«On s'est réveillé trop tard, dit François Crépeau, professeur de droit international à l'Université de Montréal. On s'est retrouvé avec des dossiers dans lesquels des témoins n'étaient plus là, d'autres ne se souvenaient plus. On a manqué le bateau.»
L'image du pauvre vieillard
Échaudé par l'affaire Finta, le gouvernement a changé de stratégie. En 1995, il a abandonné les poursuites pénales. Plus besoin de faire la preuve hors de tout doute que des atrocités avaient bel et bien été perpétrées. À la place, Ottawa a opté pour la révocation de la citoyenneté, une procédure civile, donc moins exigeante quant à la preuve. Tout ce qui lui restait à faire, c'était de prouver que les suspects étaient entrés au Canada en cachant leur passé nazi.«Ça, c'est la théorie. Malheureusement, cette stratégie n'a pas vraiment fonctionné non plus, déplore M. Adler. À part deux exceptions où les suspects ont consenti à être expulsés, la plupart n'ont pas été renvoyés, même après avoir perdu leur citoyenneté.»Le cas de M. Oberlander, en particulier, fait rager les lobbies juifs. Dès 1995, Ottawa a fait part de son intention d'expulser le vieil homme. Il a perdu sa citoyenneté en 2001, pour la retrouver trois ans plus tard, grâce à une décision de la Cour fédérale d'appel. En mai 2007, le gouvernement a relancé tout le processus. M. Oberlander a contesté. Retour à la case départ.Pour la famille Oberlander, ça commence à ressembler à de l'acharnement. Rien ne prouve que l'homme ait participé aux atrocités commises par l'escadron dont il faisait partie en tant qu'interprète, souligne sa fille. On l'a rendu coupable par association. Or, il devrait avoir droit à un procès au criminel, dit Mme Rooney. Cela lui permettrait de bénéficier des garanties normales. Et de rester innocent jusqu'à preuve du contraire.«On lui vole les dernières années de sa vie. Il a 83 ans et doit passer au travers de tout ça encore une fois. Il ne comprend pas pourquoi le pays à qui il a tant donné lui fait ça.» L'affaire a ruiné la famille, poursuit Mme Rooney. Elle la tue à petit feu. «Cette histoire a beaucoup changé mes parents. Je ne sais pas combien de temps ils peuvent continuer.»L'argument est loin d'émouvoir M. Adler. «L'image du pauvre vieillard joue en sa faveur. Certains Canadiens se disent que les nazis sont trop vieux. Mais l'âge n'est pas une excuse quand on a été impliqué dans des atrocités. C'est comme si on disait que si Oussama ben Laden est trop vieux lorsqu'il sera trouvé, on ne le traînera pas en justice. C'est ridicule