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Blog : Michelle Goldstein

La mascotte du régiment



La mascotte du régiment
LE MONDE 19.11.07 16h29 ? Mis à jour le 19.11.07 16h29


Toute sa vie, Alex Kurzem s'est accroché à sa petite valise, dans laquelle il gardait de vieilles photos.

À près plus d'un demi-siècle passé en Australie, Alex Kurzem a adopté les expressions locales et des allures de vieil "Aussie". Mais les notes légères d'un accent européen trahissent ses origines. Longtemps, ses enfants et son épouse australienne ont cru qu'il n'avait rien conservé d'autre de son enfance en Lettonie, hormis des souvenirs distillés avec parcimonie. Il était orphelin et avait été adopté durant la seconde guerre mondiale par une famille lettone. Mais son histoire serait plus complexe : celle d'un gamin biélorusse dont la famille avait été massacrée en 1941 ; celle aussi d'un enfant juif devenu la mascotte d'une troupe de soldats lettons alliés des nazis qui ignoraient tout de ses origines.

"En quittant l'Europe, je me suis persuadé que c'était le passé, qu'il ne fallait pas y repenser car cela allait me détruire", explique le septuagénaire. Depuis son arrivée en 1949, à environ 14 ans - sa date de naissance exacte est inconnue - à bord du Nelly, paquebot reliant l'Europe d'après-guerre à la terre australienne, Alex Kurzem a donc livré un récit allégé de son histoire. Mais, dans une petite valise, il a gardé quelques vieilles photos. Sur ces clichés cachés, sur d'autres retrouvés plus tard, Alex Kurzem apparaît, à 6 ou 7 ans, portant un uniforme de la Wehrmacht ou entouré de soldats lettons. Sourire aux lèvres, le gamin porte parfois une arme en bandoulière.
Le vieil homme s'est accroché toute sa vie à son porte-documents, probablement pour tenter d'y deviner son passé. Car, en fait, lui-même l'avait oublié. Le traumatisme avait fait de sa mémoire un gruyère, dit-il. Durant cinquante ans, Alex Kurzem a ignoré de quel pays il venait, qui étaient ses parents, mais certains souvenirs sont restés étonnamment nets. Il y a une dizaine d'années, il les a dévoilés à son fils aîné. Celui-ci en a fait un documentaire en 2002 - diffusé en Australie sur la chaîne ABC - avant de publier, en juin, chez l'éditeur Penguin Australia, The Mascot, un récit biographique. Diffusé dans plusieurs pays, dont les Etats-Unis, le livre de Mark Kurzem suscite la colère dans la communauté lettone. Car l'image dépeinte par Mark Kurzem est celle d'une Lettonie flirtant avec le nazisme. Maris Lakis, le petit-fils d'un couple de Lettons qui s'était occupé d'Alex Kurzem à la fin de la guerre, affirme même avoir relevé des dizaines d'inexactitudes.
Pour Alex Kurzem, la polémique était inévitable. Installé dans la banlieue de Melbourne, veuf depuis la mort de son épouse Patricia il y a quatre ans, l'homme, vif, charmant, évoque son histoire pudiquement, presque trop vite, comme pour ne pas gêner.
En octobre 1941, Alex, enfant, vit avec sa mère, un frère et une soeur plus jeunes dans un village - on sait maintenant qu'il s'agissait probablement de Koidanov, nommé Dzerzhinsk par la suite - en Biélorussie. Les troupes allemandes ont déjà envahi l'est de l'Europe, les massacres de la population juive débutent en Biélorussie, perpétrés par des Allemands, mais aussi par des groupes locaux. Lorsque des troupes étrangères - le 11e bataillon policier de réserve allemand opérait alors dans la région, assisté par un bataillon lituanien - arrivent à Koidanov, la mère d'Alex l'avertit : il doit se préparer à la mort. "Je ne voulais pas mourir. Alors, pendant la nuit, je me suis échappé et je me suis réfugié en haut de la colline." Caché dans un arbre, le garçon assiste le lendemain au défilé des juifs de son village. Ils sont menés au bord d'une fosse par leurs bourreaux, qui les exécutent au fil des heures. Lorsqu'il voit les siens s'effondrer, l'enfant s'évanouit.
A son réveil, Alex Kurzem s'enfuit, seul, dans la forêt. Il dit avoir utilisé le manteau d'un cadavre pour se couvrir, avoir dormi dans des granges ou dans des arbres pour se protéger. "Je quémandais un fruit, du pain. Personne ne voulait de moi, les gens me donnaient parfois à manger", raconte-t-il maintenant. Finalement, après un temps qui reste à déterminer - "plusieurs mois" selon lui -, il est capturé par le 18e bataillon policier letton, en opération en Biélorussie. Alex Kurzem affirme avoir été sauvé de l'exécution grâce à un soldat, Jekabs Kulis, qui lui a fait promettre de cacher qu'il était juif.
Rapidement, il devient la coqueluche du 18e bataillon. On lui donne un nom, Uldis Kurzemnieks - Uldis est un prénom letton commun, le Kurzeme une région du pays - et une date de naissance officielle, le 18 août 1935. "On m'appelait le porte-bonheur du régiment. Cela aidait sans doute les soldats, je leur rappelais leurs enfants laissés à la maison." Peu à peu, le porte-bonheur se fait une place. Poussé par l'urgence, il apprend à parler letton, rend de menus services. Il prépare le thé, amuse les hommes du bataillon, les suit en Lettonie. "Je cirais les chaussures, j'apportais de l'eau." En 1943, Alex joue dans un film de propagande - qui sera retrouvé par son fils à Riga, la capitale lettone -, en uniforme, toujours. L'enfant côtoie la guerre, auprès des soldats luttant au côté des nazis contre les "partisans" soviétiques. Il raconte avoir vu des dizaines de juifs brûlés vifs, dans une ville qui demeure inconnue. "Les soldats avaient beau vouloir me protéger, ils ne pouvaient pas me fermer les yeux", dit-il. Durant tout ce temps, Alex Kurzem vit dans la terreur : "La peur d'être découvert, mais aussi la peur d'être fusillé par les Russes, puisque je portais l'uniforme letton. Je pleurais toutes les nuits."
Après avoir passé deux années avec la troupe, incorporée dans la Légion lettone en 1943, l'enfant est envoyé à Riga, chez les Dzenis, une famille d'industriels. En 1944, alors que les Soviétiques reprennent le pays, les Dzenis fuient la Lettonie pour l'Allemagne et emmènent le garçon. Ils vivront durant cinq ans dans un camp de déplacés, avant de partir pour l'Australie.
"Ce pays m'a bien traité", reconnaît-il. L'immigrant a fait son chemin. Devenu réparateur de télévisions dans la banlieue de Melbourne, il s'est marié, a eu trois fils. Il a continué de fréquenter la famille Dzenis, mais dit n'avoir jamais évoqué le passé avec elle. "Ils ne savaient pas que j'étais juif, et je ne le leur ai jamais avoué."


C'est un problème de santé qui l'a décidé à sortir de son silence, en 1997. De peur de mourir sans avoir retrouvé trace de sa famille d'origine, Alex Kurzem commence à révéler aux siens des bribes de souvenirs, et mène une enquête pour recoller les morceaux. Le rescapé pense que son vrai nom était probablement Ilya Galperin. Il est retourné dans le village de son enfance, et s'est même découvert un demi-frère, fils de son père rescapé, qui s'était enfui avant le massacre de Koidanov. "Lors de notre voyage en Biélorussie, mon père a clairement reconnu la maison de sa famille, l'emplacement du massacre", soutient Mark Kurzem, qui vit en Grande-Bretagne.
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Son livre a été bien accueilli par le public australien, mais il suscite des questions. "Quand j'ai expliqué mon histoire, dans un premier temps, le Centre de l'Holocauste de Melbourne ne m'a pas cru", se souvient Alex. Aujourd'hui, des historiens continuent de s'interroger. Tous les vides ne sont pas comblés, et le livre échoue à donner des réponses définitives.
Tout d'abord, comment l'enfant est-il parvenu à cacher qu'il était juif ? "La circoncision représentait alors un problème récurrent, un signe visible difficile à cacher pour un jeune garçon", remarque Konrad Kwiet, professeur émérite à l'université de Sydney et historien au Musée juif de la ville.
L'enfant fut-il transformé en symbole nazi ? La question est essentielle pour deux historiens lettons. "Les articles publiés sur Alex Kurzem dans la presse de l'époque utilisent des symboles nationalistes lettons, pas nazis", proteste Uldis Neiburgs, du Musée de l'occupation de la Lettonie, à Riga, qui a écrit un article contestant la version de Mark Kurzem. "Il y a deux stéréotypes injustes concernant les Lettons : qu'ils étaient nazis, et qu'ils étaient de pires antisémites que les nazis. Ces stéréotypes sont malheureusement présents dans l'histoire d'Alex Kurzem", estime Valters Nollendorfs, du même musée.
Et puis il y a également ce trou dans l'histoire : entre le massacre du village de Koidanov, en octobre 1941, et la date à laquelle l'enfant a été capturé par le bataillon, plusieurs mois se sont écoulés. Combien de temps un garçon de 6 ans peut-il survivre seul dans une forêt, en hiver ? "Je suis sûr que personne ne m'a pris en charge, soutient Alex Kurzem, même si cela me paraît incroyable, à moi aussi."
Reste à éclaircir dans quelle mesure Mark Kurzem, l'auteur, a pris des libertés avec les faits. "On ne saura peut-être jamais quelle est la vraie histoire", juge Maris Lakis, le petit-fils de celui qui avait adopté l'enfant et qui est accusé par Mark et son père d'avoir été un sympathisant nazi. Mark Kurzem explique n'avoir pas pris de notes au moment où son père a commencé à raconter ses souvenirs.
De retour d'un voyage en Europe, où il était invité pour le livre, Alex Kurzem attend maintenant de repartir, peut-être pour les Etats-Unis. Dans sa maison de la banlieue de Melbourne, il continue de bricoler, regarde le football australien pour s'occuper. Il dit être maintenant éloigné des communautés juive et lettone d'Australie. "Mon problème, c'est que je n'entre dans aucune case", soupire le vieil homme, la voix fatiguée.

Marie-Morgane Le Moël
Article paru dans l'édition du 20.11.07.

Marie-Morgane Le Moël
Membre Juif.org





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