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Blog : Michelle Goldstein

Juste des enfants

Juste des enfants
Pendant la guerre, un instituteur a caché une dizaine d'enfants juifs dans un village d'Eure-et-Loir. Ceux-ci se sont retrouvés et se mobilisent pour lui faire décerner le titre de Juste parmi les nations.
Texte et photos PHILIPPE CASTETBON
QUOTIDIEN : mercredi 12 décembre 2007
Buenos Aires, le 18 janvier 2007. Dans la maison d'Henri, 75 ans, la télévision est allumée. Pour se tenir au courant de la France, qu'il a quittée depuis plus de cinquante ans, le vieux monsieur regarde TV5, qui retransmet des programmes français dans le monde entier. Ce jour-là, la chaîne diffuse, en direct de Paris, une cérémonie officielle. Le président Jacques Chirac parle. Au Panthéon, il rend hommage aux Justes, ces citoyens français qui ont sauvé des milliers de Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. C'est à l'un d'eux qu'Henri (1) doit d'être encore en vie. Les images du Panthéon le renvoient à celles de Montigny-le-Gannelon, un village d'Eure-et-Loir où, petit garçon juif, il a été caché dans la maison de campagne d'André Baccary, un instituteur parisien.
Dans la tête d'Henri se dessine un projet a priori insensé : retrouver les neuf autres enfants juifs qui profitèrent de cette cachette et faire accéder l'instituteur au rang de Juste (2). A l'aveugle ou presque, et surtout sans savoir si aucun des enfants de Montigny était encore en vie, Henri contacte, à Paris, une amie d'enfance, Yvette Wirtschafter, à qui il envoie la liste des noms de tous ceux qui habitaient, sous une fausse identité, chez l'instituteur.
Retrouvailles
Yvette Wirtschafter a l'habitude de mener ce type d'enquête : secrétaire générale de l'Association pour la mémoire des enfants juifs déportés du XIe arrondissement de Paris, c'est elle qui recense les noms qui vont figurer sur les plaques commémoratives posées au fronton des écoles. En consultant le site des Pages blanches, Yvette retrouve, un par un, les neuf «enfants». Tous vivent en France et sont plus que surpris d'avoir des nouvelles des autres après tant de temps. La demande de reconnaissance d'André Baccary comme Juste parmi les nations les mobilise tous. Yvette Wirtschafter se retrouve chargée de la constitution du dossier, et Henri décide de revenir quelques jours en France : «Même si ce voyage me coûtait beaucoup émotionnellement, j'ai eu envie de faire les 11 000 kilomètres pour revoir chacun et remercier André Baccary. Que nous soyons tous encore là, vivants, est incroyable.»
Dimanche 7 octobre 2007, peu après 8 heures, le train pour Montigny quitte la gare d'Austerlitz. Dans l'un des wagons, Henri et deux de ses copains, Pierre (80 ans) et Roger (77 ans). Soixante-trois ans plus tard, ces trois-là ont voulu refaire le trajet qui les a menés chez André Baccary. Le soleil brille, les visages sont fatigués et tendus par l'angoisse des retrouvailles. Ils ne se sont pas revus depuis la fin de la guerre. Roger a apporté des photos d'eux, adolescents en maillot de bain, et les montre en tremblant. Chacun sort de son portefeuille les photos de ses propres enfants et petits-enfants, signes que la vie a continué, le temps filé. Et les rires fusent enfin sur les visages de ces hommes âgés, tellement heureux de refaire un voyage de sinistre mémoire. «Pourquoi avons-nous attendu aussi longtemps ? se demande Roger. Parce que l'hommage à André Baccary est dans notre c'ur depuis toujours. On le porte au fond de nous-mêmes. Nous n'avions pas besoin de le clamer haut et fort. Mais finalement aujourd'hui avec le recul, on se rend compte qu'il a caché dix enfants, leurs parents aussi, Et ça, tout le monde ne l'a pas fait. Il a vraiment risqué sa vie pour sauver les autres.»
L'histoire d'Henri est aussi incroyable que ces retrouvailles. Ses parents, Jules et Antonina, fuient la Pologne en 1929 et s'installent à Paris. Ils vivent rue de Trévise, dans le IXe arrondissement, et Jules occupe un emploi de fourreur. Le 16 juillet 1942, Antonina et son fils Henri sont arrêtés et conduits au Vélodrome d'Hiver, où ils restent quatre jours avec des centaines d'autres Juifs. Malgré l'insistance de sa mère pour qu'il s'échappe, Henri refuse de la laisser seule. Ils sont transférés en train vers le camp de Beaune-la-Rolande (Loiret).
Déchirement
Le 4 août, un premier convoi part pour Auschwitz. Antonina en fait partie, et les gardiens l'obligent à un choix infernal : emmener son fils avec elle, ou le laisser seul au camp. Malgré les pleurs de son enfant et le déchirement de l'abandonner, Antonina part sans lui, persuadée que son mari, libre, pourra venir le récupérer un jour ou l'autre. Son intuition était la bonne : les enfants déportés ce jour-là ne sont jamais revenus. Quelques jours plus tard, Henri est transféré au camp de Drancy, en banlieue parisienne, où il restera deux mois. Surveillé par des policiers français, le jeune garçon découvre la faim et essaie de faire passer des lettres à son père. Le 15 septembre 1942, il retrouve la liberté grâce à l'intervention d'un certain Israelovich, un juif qui rendait des «services» aux Allemands et obtenait en échange quelques faveurs.
Dimanche, fin de matinée. Accueillis par Bruno, le petit-fils d'André Baccary, Henri, Pierre et Roger parcourent au pas de course les rues désertes de Montigny-le-Gannelon, à la recherche du 9, rue Saint-Gilles, où ils ont vécu. Dans la grande maison toujours sur pied vivaient pendant l'Occupation dix garçons et filles, âgés de 3 à 15 ans. Les plus grands étaient pensionnaires au lycée de Châteaudun et rentraient le week-end, les plus jeunes restaient à Montigny avec Clémence, l'épouse d'André Baccary, et allaient à l'école municipale. André Baccary avait l'habitude d'accueillir beaucoup d'enfants, organisant des colonies de vacances pour ses élèves parisiens de l'école de la rue Martel (Xe arrondissement).
C'est à l'été 1943 qu'Henri est arrivé dans ce village de 200 habitants. Devant le petit jardin ouvert sur la rue, après quelques minutes de silence et une photo de groupe, Henri retrouve soudain un souvenir : «Il y avait un cochon dans cette cour et on l'appelait Philippe. A cause de Pétain. Et j'ai demandé à M. Baccary si je pouvais entrer dans la Résistance. Il m'a répondu : "Tu ne crois pas qu'on a déjà assez de soucis comme ça ?" Je n'ai pas insisté.» «Tu te souviens de la fontaine sur la place, en face de l'école des s'urs ?l'interroge Roger. Les Allemands se lavaient ici torse nu. C'étaient des tout jeunes. Ils étaient là à côté de nous' On était quand même assez insouciants. Et M. Baccary disait toujours : "Il y a des coups de pieds au cul qui se perdent."» Roger éclate de rire. Les vieux enfants ont aussi voulu revoir la piscine où ils s'étaient pris en photo, mais elle est fermée ce dimanche-là.
Tout au long de la journée, une question revient entre les rescapés : «Comment ça ne s'est pas su ?» Ils supposent que tout le monde était au courant dans le village, que l'instituteur était respecté et avait des complices pour éviter les dénonciations. La secrétaire de mairie, par exemple, qui semblait collaborer avec les Allemands, mais qui a quand même donné des cartes d'alimentation pour chaque enfant et accepté de faire des faux papiers.
Deux ans de procédure
Avant de décerner le titre de Juste parmi les nations, l'association israélienne Yad Vashem exige un dossier complet et détaillé avec les témoignages écrits de chaque rescapé, ainsi que ceux des habitants du village. La procédure est longue, il faut compter au moins deux ans, faute de bénévoles pour traiter les nombreuses demandes. Parmi les questions posées par Yad Vashem, il y en a une qui divise et met en colère les «enfants» sauvés par l'instituteur et sa femme : l'argent. Le couple Baccary a-t-il été payé pour les cacher ? Pierre s'emporte : «C'est normal qu'ils aient demandé de l'argent, mais ce n'est pas pour l'argent qu'ils l'ont fait. Il fallait quand même nourrir dix gamins, et pendant la guerre, avec un salaire d'instituteur, ce n'était pas facile. Et ceux qui ne pouvaient pas payer parce que les familles avaient disparu, ils les nourrissaient quand même, gratuitement. Ils ont risqué leur vie en nous cachant. Ils avaient un vrai esprit de résistance. Donc, c'est sûr qu'ils ont fait ça pour nous protéger, avant tout.»Suite à l'avis «très favorable» qui vient d'être accordé par la représentation française de l'association, le dossier est parti il y a trois semaines à Jérusalem afin d'être expertisé et validé.
Pendant le déjeuner, Roger, plus dissert que les autres, se souvient : «Le 25 septembre 1944, exactement un mois après la libération de Paris, on est rentré chez nous en stop avec ma mère, Henri et son père. Avant de quitter Montigny, on a vu les derniers Allemands ficher le camp avec leurs camions et les premiers Américains arriver. Ils étaient tous noirs et très grands. Comme j'étais petit, ils m'impressionnaient beaucoup.»
Miracle 10 000 fois raconté
A Paris, Henri et son père retrouvent leur appartement vidé. La vie reprend son cours, faite de petits boulots, de débrouilles et d'anxiété. Reverront-ils Antonina ? Le 10 mai 1945, le miracle a lieu. «J'étais au lycée, raconte Henri. J'ai vu mon père arriver avec un télégramme qui annonçait le retour de ma mère. On allait foncer la chercher à la gare quand on a vu une Citroën noire s'arrêter devant la maison, maman qui en est sortie. Je peux raconter cette histoire 10 000 fois, 20 000 fois, c'est toujours pareil, toujours pareil. Je n'y croyais pas. Pourtant, je ne pouvais pas imaginer que ma mère ne rentrerait pas.» Henri fond en larmes. Antonina est revenue de Birkenau, après s'être enfuie lors de la «Marche de la mort», nom donné à l'évacuation du camp par les nazis à l'hiver 44.
Quand en 1951 éclate le conflit en Corée, Jules, Antonina et leur fils décident de partir pour l'Argentine. «On avait déjà connu la guerre, explique Henri. Ma mère pensait que c'était le début de la troisième guerre mondiale, et elle ne voulait pas que je devienne de la chair à canon.» Des amis déjà sur place leur assurent que le pays est accueillant. A Buenos Aires, la vie a recommencé. Henri s'est marié et a eu trois enfants, deux filles et un garçon. Antonina est décédée accidentellement en 1994 (dans la rue, elle a reçu une barre d'échafaudage sur la tête). Quelques mois après la mort de sa mère, Henri a raconté pour la première fois son histoire aux représentants argentins de la Fondation Steven Spielberg, qui recueillaient des témoignages de survivants de la Shoah. «Avant, c'était impossible à dire.»
Depuis, Henri se pose chaque jour la même question : «Combien d'enfants raflés avec moi au Vél d'Hiv le 16 juillet 1942 ont survécu ? Ça me tracasse depuis plus de soixante ans. J'ai toujours eu l'idée que j'étais le seul. Et je n'arrive pas à savoir s'il y en a eu d'autres. Oui, peut-être que je suis le seul.»
(1) A leur demande, les protagonistes n'ont pas souhaité que leur nom de famille soit cité.
(2) Yad Vashem, le mémorial des victimes et des héros de la Shoah, a décerné à 21 758 personnes (dont 2 740 Français) le titre de Justes parmi les nations, la plus haute distinction civile de l'Etat d'Israël.
Membre Juif.org





Dernière mise à jour, il y a 45 minutes