Blog : Michelle Goldstein

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Ce que peut un homme seul, par Roger-Pol Droit
Impossible de zapper. Les images restent en mémoire. Les mots insistent. Les questions se multiplient. Pas moyen d'échapper à la rencontre, un soir, à l'écran, de cet homme qui parle posément - sans véhémence, sans laisser l'émotion prendre le dessus. Il a compris qu'il ne pouvait pas faire autrement. Une seule voie, pour avancer : laisser de côté les affects. Il a failli tout arrêter, la première fois qu'on lui a décrit des carcasses de femmes tuées à l'explosif pendant dans les arbres. Ou quand il a entendu un témoin expliquer comment, deux jours après les exécutions, la terre de la fosse remuait encore : des survivants ensevelis tentaient de s'extraire du charnier. Mais il a décidé de poursuivre. L'important n'est pas ce qu'il éprouve. La seule chose qui compte : établir les faits, recueillir les derniers souvenirs, localiser les fosses - empêcher l'oubli, et réparer l'avenir.
Il y a des années que le Père Patrick Desbois parcourt l'Ukraine et l'Europe de l'Est. Son travail contribue à changer la face de l'histoire. Il fait connaître ce qu'a été la "Shoah par balles", l'extermination par les nazis d'un million et demi de juifs, assassinés au fusil et à la mitraillette, à la lisière des villages, sous les yeux de leurs voisins, terrorisés ou complices.

S'agit-il du passé ? Non. Le présent, les vivants, et l'avenir sont au coeur des questions. Car aujourd'hui même des chiens déterrent les os des martyrs. Des maraudeurs emportent une tête, s'il reste une dent en or. Plus grave que ces cas marginaux : tous les braves gens du terroir vivent autour des charniers comme s'ils n'existaient pas. Ils cultivent ou pique-niquent sans souci sur les morts sans sépulture. Pourtant, tous savent.

Tant qu'on n'aura pas reconnu ces massacres, identifié les charniers, protégé les cadavres, il sera difficile de parler de civilisation. Il sera également impossible de construire l'Europe, si l'on donne à ce vieux nom un contenu éthique et pas seulement administratif. Supprimer les frontières pour les marchandises n'aurait aucun sens si l'on ne rétablissait pas d'abord celles entre morts et vivants.

Pas question de jouer les justiciers ni les traqueurs de fautes. Les paysans d'Ukraine, amateurs de pogroms sanglants bien avant l'arrivée des nazis, ont prêté main forte aux SS souvent contraints, et sans doute quelquefois contents. Sonder les coeurs est vain.

Ce qui importe : dignité des morts d'hier et des vivants de demain. C'est pourquoi le Père Desbois ne fait pas de grandes phrases. Il pense, parle et agit juste - à tous les sens de ce terme. Car, en ce domaine, comme l'écrivait Vladimir Jankélévitch, "il ne s'agit pas d'être sublime, il suffit d'être fidèle et sérieux". On évitera donc de célébrer un héros. Ce qu'accomplit cet homme est assurément héroïque, mais c'est d'abord un solitaire.

Il a compris que l'histoire ne change pas d'elle-même. Inutile de croire que les autres s'en chargeront. Mine de rien, c'est une grande leçon. Car nous avons cru et répété, depuis des décennies, que l'histoire avançait toute seule. Avec Hegel, avec Marx, avec Bourdieu et tant d'autres, nous étions persuadés que la course du monde n'était affaire que de structures - économiques ou symboliques, sociales ou psychiques, géographiques ou politiques. Ces structures pouvaient se combiner à l'infini, mais le moteur était toujours du collectif, de l'objectif et de l'impersonnel. Ce n'étaient plus les individus qui faisaient l'histoire.

On avait donc fini par oublier combien les rouages du temps peuvent être perturbés par des grains de sable, de petits bonshommes isolés, imprévus, obstinés. Au départ sans soutien, sans crédibilité, sans argent. Pourvus seulement d'une manière singulière de penser et d'agir tout ensemble, car ces hommes seuls ne sont ni des contemplatifs ni des praticiens : ils s'activent conformément à leurs idées, ils réfléchissent en raison de leurs actes. L'essentiel ? Qu'ils ne lâchent pas. Qu'ils suivent leur chemin, lequel ne figure sur aucune carte avant qu'ils ne le tracent.

Ce que peut un homme seul ? Ramer à contre-courant, découvrir de l'insoupçonnable, défaire des pesanteurs, créer dans le flux du monde d'infimes bifurcations qui peuvent, de proche en proche, en modifier de grandes parties. Reviennent ainsi, dans la grande histoire, des bribes de hasard, d'aléa, des initiatives imprévisibles et neuves. Encore faut-il, pour qu'elles ne restent pas sans lendemain, que l'homme seul ne le reste pas indéfiniment. C'est là que tout se joue.

Le Père Desbois a lancé un appel pour que de bonnes volontés le rejoignent et le secondent. Les territoires qui restent à explorer sont immenses. Et le temps presse : chaque jour meurent des témoins des crimes perpétrés à l'Est pendant la seconde guerre mondiale. Dans quelques années, l'oubli risque d'être définitif dans des régions entières. Les victimes, en ce cas, auraient été massacrées une nouvelle fois. Par notre négligence.

Cet appel sera-t-il entendu ? Y a-t-il d'autres solitaires, assez résolus pour mener durablement une vie où l'on patauge dans l'horreur, à peine masquée par les herbes hautes ? Si oui, il pourrait rester à notre civilisation quelque avenir. Si ce n'était pas le cas, s'il n'y avait vraiment personne pour continuer le travail, si donc ces morts anonymes devaient continuer à n'être pas reconnus ni ensevelis dignement, s'ils retombaient dans une indifférence générale, si aucune jeune âme du Vieux Continent ne pouvait plus se lever, frappée par l'évidence qu'il faut y aller, alors il n'y aurait plus rien à attendre.

Roger-Pol DroitArticle paru dans l'édition du 28.03.08.