BEYROUTH, Liban' Pour toutes celles et ceux qui se disaient que le Moyen-Orient étaient
en pleine transition démocratique, la visite officielle du Président iranien, Mahmoud
Ahmadinejad, au Liban donne matière à réflexion.
J'étais de ces optimistes. J'ai débarqué au Liban le mois dernier pour faire
un reportage sur les jeunes Libanais, leur utilisation d'Internet et des réseaux
sociaux pour impulser une évolution sociétale. J'ai trouvé tout ce que je cherchais:
des fervents utilisateurs de Twitter, de Facebook et du Web en général, qui se
servaient de ces médias pour organiser des manifestations. Par exemple contre
la destruction de bâtiments historiques à Beyrouth. Ou pour promouvoir des lois
de protection des ouvriers contre l'exploitation.
J'ai pris à c'ur et à la lettre le discours de Hillary Clinton sur la liberté qu'offre Internet: «Aujourd'hui (...) l'information n'a jamais
circulé aussi librement. Plus que jamais dans l'histoire, il existe des nouveaux
moyens de diffuser des idées à un plus grand nombre de personnes. Et même dans
les pays autoritaires, les réseaux d'information permettent aux populations de
se tenir au courant de ce qui se passe et d'exiger des comptes de leur
gouvernement». J'étais venue au Liban en quête des graines de la
démocratie, de la tolérance et de la transparence qu'Internet peut contribuer à
semer. Et elles étaient bien là, mais'
Ahmadinejad célébré par des dizaines
de milliers de Libanais
?sur la route de l'aéroport, mercredi 13 octobre, alors que j'observais des
milliers de Libanais lançant des pétales de rose et du riz sur Mahmoud Ahmadinejad
pendant qu'il les saluait à bord de son 4x4 noir, j'ai compris que la bataille
des défenseurs de la démocratie s'annonçait longue et ardue.
De jeunes enfants brandissaient énergiquement des drapeaux iraniens et
libanais, tandis qu'une voix sortant d'un haut-parleur invitait les spectateurs
à acclamer Ahmadinejad et les mettait en garde contre le «grand Satan» qu'est
l'Amérique. «Bienvenue, peuple de la
résistance», crachait la voix, immédiatement suivie des youyous d'une
vieille dame. Un bébé fille avait du vernis vert sur les ongles ? la couleur de
l'islam. Beaucoup levaient les mains et faisaient un signe avec les doigts,
que mes yeux naïfs avaient d'abord interprété comme un signe de paix. Il s'agissait
en fait du «V» de victoire. De la victoire contre Israël, puisque l'Iran
soutient le Hezbollah, le mouvement chiite libanais qui était entré en guerre contre Israël en
2006.
Pour Ahmadinejad, le Liban est un symbole de résistance dans la région.
L'accueil qui lui a été réservé dans la rue a dû lui aller droit au c'ur. Des
centaines de téléphones équipés de caméra filmaient la scène. Des Libanais
agitaient des affiches d'Ahmadinejad et du Guide suprême de l'Iran, l'ayatollah
Ali Khamenei, ainsi que du défunt Ayatollah Ruhollah Khomeini. Certains
spectateurs étaient venus exprès pour manifester leur soutien à Ahmadinejad.
D'autres n'étaient de la partie que par curiosité. Un groupe de jeunes hommes se
prenait en photo avec leurs posters sur la tête, en guise de turban, et agitant
vigoureusement leurs drapeaux iraniens. «Celle-là,
on va la mettre sur Facebook», se réjouit l'un deux.
Hassan, un coiffeur, était venu faire savoir qu'il appréciait l'aide de
l'Iran.
«Si je suis
venu aujourd'hui, c'est vraiment pour souhaiter la bienvenue [aux Iraniens]
chez nous. L'Iran a aidé à reconstruire le Liban et, surtout, il nous a aidés à
constituer un mouvement de résistance solide, le premier à avoir vaincu Israël,
qui compte l'armée la plus forte de la région.»
Une mobilisation décevante pour
certains
Parmi la foule, certains étaient «déçus» de l'arrivée d'Ahmadinejad. Lokman
Slim, un militant chiite, fondateur de Hayya Bina, une organisation de la
société civile qui ?uvre au sein de la communauté chiite, estime que le
rassemblement de mercredi devait atteindre les 10.000 personnes (sans doute un
peu plus en réalité). Mais c'est peu, étant donné que pas moins de
1 million de Libanais s'étaient mobilisés pour des événements politiques
précédents.
C'est vrai que ce matin-là, je m'étais mise en route en m'attendant à voir
une foule immense et un impressionnant dispositif sécurité. Finalement, je
faisais partie des quelques personnes qui allaient assister à la parade du
président iranien. Les bus conduisaient les élèves à l'école. Les ouvriers se
rendaient à l'usine, les employés au bureau' Comme un jour normal.
Même les supporters d'Ahmadinejad semblaient tiraillés entre leur adoration
du leader iranien et leur désir de vire aux Etats-Unis. Une Libanaise voilée de
22 ans me confia qu'elle aimait beaucoup Ahmadinejad. Et de poursuivre,
dans le même élan, que son père avait vécu en Caroline du Nord et qu'elle rêvait
de partir en Amérique. «Emmenez-moi avec
vous», me dit-elle en forme de demi-plaisanterie. Ces deux sentiments
n'étaient apparemment pas incompatibles aux yeux de la jeune femme.
C'est la première visite
d'Ahmadinejad au Liban, et il n'aurait pas pu choisir de moment plus opportun
pour faire des vagues. Israël et les Etats-Unis ont dénoncé cette visite, qui
tombe au beau milieu des pourparlers de paix au Proche-Orient. (Les rumeurs disaient
qu'il prévoyait de lancer symboliquement une ou plusieurs pierres en direction
d'Israël, un geste pas tout à fait pacifique. [Ça n'a finalement pas été le cas, NDR]). Toujours
est-il que ces tensions se sont ajoutées au fait que le tribunal de l'ONU chargé
d'enquêter sur l'assassinat de l'ancien Premier ministre Rafic Hariri devrait bientôt
inculper des membres du Hezbollah' Depuis le mois dernier, des amis m'avertissent
qu'une nouvelle guerre pourrait éclater entre les alliés chiites du Hezbollah
et les partisans sunnites de l'actuel Premier ministre, Saad Hariri, si le
tribunal procédait effectivement à ces inculpations (Saad Hariri est le fils de
Rafic Hariri, tué
dans un attentat à la voiture piégée en février 2005.)
Ahmadinejad, sex-symbol
Si l'événement matinal était «décevant», le rassemblement du mercredi soir
était un succès tonitruant. Des dizaines de milliers de partisans se sont
réunis sur la place al-Raya à
Dahieh Janoubyé, une banlieue sud de Beyrouth, bastion du Hezbollah. Dans la
zone réservée aux femmes, où je me trouvais, des jeunes filles poussaient des
cris d'acclamation à chaque fois que le visage d'Ahmadinejad apparaissait à
l'écran. Peu d'entre elles comprenaient son discours, puisqu'il s'exprimait en
farsi (et la traduction était difficilement audible). Qu'à cela ne tienne,
Ahmadinejad est une rock star, un sex-symbol, ici. «Il est craquant», me murmure la nièce d'un ami quand lui demande pourquoi
toutes les jeunes femmes étaient si excitées de le voir. Il n'avait pourtant
rien dit qui concerne les conditions de vie de ces filles. Mais en choisissant cette
banlieue pauvre laissée à l'abandon par tout le monde, le gouvernement libanais
au premier chef, Ahmadinejad avait marqué un grand coup. Son message était le
suivant: vous avez votre mot à dire; vous comptez pour moi; je suis là pour
vous.
Dans l'allocution d'Ahmadinejad, l'essentiel s'adressait aux Etats-Unis. Il
appelait les populations du monde entier à former une «équipe indépendante et neutre pour examiner les faits et déterminer la
vérité sur le 11-Septembre». Il a également prodigué des conseils à Washington:
«la meilleure issue pour les occupants de
l'Afghanistan et de l'Irak est de quitter la région, de s'excuser auprès de
[leur] peuple et de compenser les pertes.»
J'ai noté, non sans une pointe d'étonnement, que si Ahmadinejad était
fièrement monté sur l'estrade pour faire face au parterre de sympathisants, le
chef du Hezbollah Hassan Nasrallah, lui, était resté caché pour des raisons de
sécurité. On ne l'a vu que via une liaison vidéo.
La géopolitique du chameau
Le lendemain matin, bien après le départ du véhicule transportant Ahmadinejad, sur le bitume jonché
de pétales de rose, je me suis mise à marcher en direction de Beyrouth. Par
terre, des drapeaux et des posters avaient été abandonnés. C'est alors que je remarquai
un petit attroupement. Des chameaux qui avaient été conduits à la manifestation
de ce matin et que j'avais aperçus plus tôt avaient été égorgés. Leur long cou
gracieux était fendu. Les hommes qui les avaient abattus tenaient, tout sourire,
leur feuille de boucher et les têtes des chameaux: ils posaient pour des
photos. A quelques dizaines de centimètres, gisaient trois chèvres.
«Dans la poésie arabe et dans le Coran,
les chameaux sont considérés comme le plus beau cadeau, car ils sont un moyen
de survie, m'expliqua Lokman Slim, c'est
donc un honneur de les sacrifier pour un hôte». Avant d'ajouter qu'on pourrait aussi faire cette interprétation
cynique: leur corps sans vie représentent Rafic et Saad Hariri, le premier assassiné
physiquement, le dernier politiquement.
Juste avant de monter dans un taxi, je vis le sang rouge carmin des chameaux
s'écouler dans le caniveau, avant de percevoir le bruit d'un obturateur
d'appareil photo. Des passants prenaient des clichés pour immortaliser le
moment.
Ruthie
Ackerman. Traduit
par Micha Cziffra
Envoyé par Roland_002 - le Jeudi 21 Octobre 2010 à 14:08
...Et d'intelligence et de sagesse!