Tandis que les missiles américains s'abattent sur la Libye, que
l'armée saoudienne mate les manifestations à Bahreïn et que l'Egypte
tient son premier référendum libre, les changements dramatiques ?et
peut-être cataclysmiques' qui se profilent au Yémen passent à la trappe. Le
président Ali Abdullah Saleh, qui règne comme il peut sur l'ingouvernable Yémen
depuis 1978, pourrait bien subir le même sort que l'Égyptien Hosni Moubarak et
que le Tunisien Zine El Abidine Ben Ali. Mais dans sa chute, le Yémen pourrait
devenir plus instable encore, plonger dans le chaos et peut-être même la guerre
civile, accroissant le risque d'émergence du terrorisme.
Trois conflits pour le Yémen
Avant que la dernière vague de révolutions ne secoue
le monde arabe, trois conflits déchiraient le Yémen. Tout d'abord, dans le nord
du Yémen, près de la frontière saoudienne, les rebelles Houthis défient depuis
longtemps le régime, dénonçant les abus et les mesures discriminatoires du
gouvernement. De nombreux Yéménites du sud, éc'urés par les discriminations et
l'exclusion du pouvoir, qui ont suivi la réunification
du Nord et du Sud-Yémen en 1990, s'opposent également au régime d'Ali Abdullah Saleh.
Le troisième conflit ?le plus important aux yeux de
Washington, mais le moindre aux yeux de Sanaa? est celui entraîné par les
attaques effectuées dans la péninsule arabique, par un sous-groupe affilié à
al-Qaida. L'Aqap (al-Qaida in the Arabian Peninsula) s'est attaqué à des cibles policières et gouvernementales au
Yémen et en Arabie saoudite. Il a également orchestré deux attaques, qui ont
échoué de peu, contre des cibles états-uniennes: la tentative d'attentat contre
le vol 253 de la Northwest Airlines le jour de Noël 2009 alors qu'il
arrivait à Detroit, et une autre tentative, en 2010, avec deux bombes placées dans des
avions cargos à destination des Etats-Unis. Anouar al Aulaqi,
un chef de l'Aqap, est basé au Yémen. Pourvu de la double nationalité
américaine et yéménite, al-Aulaqi a inspiré par ses sermons Nidal Hasan, le
tireur de Fort Hood.
L'Aqap assure au Yémen une assistance américaine
Washington pousse de plus en plus le gouvernement yéménite à
se montrer agressif à l'égard de l'Aqap, mais Saleh considère, avec raison, que
les Houthis et les Yéménites du sud constituent une menace plus grande pour son
régime. L'Aqap a tué des dizaines de Yéménites, mais dans un pays agité par la
violence, de tels chiffres n'ont guère d'impact. De manière plus cynique encore,
la présence de l'Aqap entraîne une assistance massive, financière et militaire
des Américains: le gouvernement yéménite n'a donc pas beaucoup d'intérêt à
remporter des victoires trop écrasantes contre l'Aqap. En fait, à certains
moments, Ali Abdullah Saleh a travaillé avec des groupes jihadistes liés à al-Qaida dans sa
lutte contre les sudistes et d'autres ennemis intérieurs.
Ces trois révoltes minent le
gouvernement régulièrement dépassé d'Ali Abdullah Saleh, déjà mis à rude épreuve par une
stagnation économique, un accès de plus en plus difficile à l'eau potable et
par l'accroissement constant de sa population. Comme tous les dictateurs, Saleh
s'appuie sur ses forces armées pour s'accrocher au pouvoir. Mais ses forces
étant en mauvais état et les tribus du Yémen étant bien armées, Ali Abdullah Saleh a pris
pour habitude d'utiliser ses rivaux les uns contre les autres et de coopter
toute figure potentielle de l'opposition. La nature tribale de la société
yéménite l'a aidé dans cette optique, car les tribus ne coopèrent que rarement
entre elles et que les différentes lignées au sein même des tribus sont souvent
rivales.
L'opposition s'accorde pour demander le départ d'Ali Abdullah Saleh
Aujourd'hui, les fondements
du régime du président yéménite s'effondrent. Une nouvelle force ?les manifestants inspirés
par la chute de Moubarak et de Ben Ali' est apparue pour demander le départ d'Ali Abdullah Saleh. Les soldats et la police yéménites ont tiré sur les manifestants, mais
ne sont pas parvenus à les intimider, tandis que l'offre d'Alu Abdullah Saleh de quitter le
pouvoir à l'issue de son actuel mandat et le renvoi de son gouvernement a été
considérée comme un signe trop faible et trop tardif.
L'opposition, fractionnée, s'est accordée, pour l'instant du moins, pour exiger le départ d'Ali Abdullah Saleh. Des chefs tribaux de premier plan, anciens soutiens d'Ali Abdullah Saleh, se sont
unis pour demander sa démission. L'ancien ami et fidèle du président, le général
Ali Mohsen al Ahmar a
apporté son soutien aux manifestants. Les unités de l'armée demeurées
loyales envers Ahmar protègent à présent les manifestants contre celles qui
soutiennent encore Ali Abdullah Saleh.
Peu de probabilité qu'un candidat de consensus émerge
Si Ali Abdullah Saleh devait tomber, les
perspectives de stabilité au sein du Yémen s'amenuiseraient encore. Il est
possible que le général Ahamar ou qu'un autre personnage remplace Saleh comme
nouveau dictateur, en s'appuyant sur le pouvoir des tribus et de l'armée pour
tirer les marrons du feu, augmentant peut-être ainsi la légitimité du
gouvernement yéménite. Mais il est plus probable qu'un candidat de consensus
n'émergera pas, et que s'il émerge, il sera dans une situation plus périlleuse
encore que ne l'est Ali Abdullah Saleh aujourd'hui.
Les Houthis et les sudistes
considéreront la chute d'Ali Abdullah Saleh comme une opportunité de grappiller
davantage de pouvoir et d'influence, ce qui risque d'exaspérer les
chefs de l'armée les plus nationalistes. Les manifestants, plutôt favorables à la
démocratie, se tourneront vers tout chef qui ne sera pas un autre Ali Abdullah Saleh, mais quelqu'un de plus ouvert à un système politique fiable. Les chefs
tribaux yéménites, toujours prompts à exploiter le vide, voudront accroître
leur influence.
Une instabilité accrue par la gestion décentralisée du Yémen et la proximité avec l'Arabie saoudite
Aujourd'hui, la majorité du
Yémen n'est que très peu ?voire pas du tout' gouvernée par le gouvernement central
et le déclin programmé de son influence au profit des chefs de guerre et de
tribus ne constituera donc pas un changement majeur. Mais il rendra le Yémen plus
facilement sujet à des changements de régimes et à une instabilité accrue,
lorsque le système d'alliance et de protection de Saleh s'effondrera, ne
demandant qu'à être ramassé.
L'Arabie saoudite pourrait
encore accroître l'instabilité. Riyad considère le Yémen comme son pré carré et
craint que son instabilité ne s'étende au nord. L'Arabie saoudite a souvent
tenté de (et échoué à) placer ses candidats sur le trône yéménite. Si un
nouveau dirigeant yéménite venait à s'éloigner de la ligne prônée par Riyad, comme
Salah l'a fait, l'Arabie saoudite pourrait bien soutenir ses adversaires.
Les États-Unis, al-Qaida et l'Aqap
Pour les États-Unis, la plus
grande inquiétude est clairement celle du terrorisme. Oussama Ben Laden
pourrait tirer parti de l'accroissement de l'instabilité pour se déployer davantage
au Yémen. Quelle que soit l'issue, l'Aqap tirera parti de tout relâchement de
la pression exercé sur lui pour organiser de nouvelles attaques et étendre son
organisation. Un nouveau gouvernement, comme celui de Saleh, considèrera
probablement l'Aqap comme une menace de second ordre et concentrera
probablement ses services de renseignement et son énergie politique à
l'encontre de ses ennemis et rivaux intérieurs, avec le l'antiterrorisme au
second plan. Dans ce domaine, les Etats-Unis seront de toute façon prêts à
investir.
L'influence américaine au
Yémen est plutôt limitée. Les Etats-Unis peuvent tenter, comme l'Arabie saoudite, de soutenir sa faction favorite contre ses rivales. Ceci pourrait
dresser Washington contre Riyad si les favoris sont différents. Un autre
problème, plus important encore, est que les Etats-Unis n'ont pas la
connaissance nécessaire pour de telles man'uvres et risqueraient fort d'être
manipulés par les factions locales.
Alors, comme d'habitude, le
Yémen va aller son petit bonhomme de chemin tandis que le reste du monde
détournera les yeux. Malheureusement, tant pour les Yéménites que pour les
Etats-Unis, le futur du Yémen risque d'être pire que son présent.
Daniel Byman
Traduit par Antoine Bourguilleau