Depuis le 11 septembre 2001, on répète insatiablement le même lieu
commun: «le monde a définitivement et
irrévocablement changé». C'est faux. Bien
que certaines choses aient changé, la vie de l'immense majorité des gens est la
même qu'avant; elle suit son cours
normalement. Il en va de même pour le scandale Wikileaks. Les informations divulguées auront naturellement des
conséquences, dont certaines seront peut-être significatives. Mais de façon
générale, elles seront moins importantes que ce qu'on imagine aujourd'hui. Il s'est formé, autour de l'affaire WikiLeaks, une espèce de
consensus dont plusieurs aspects méritent d'être débattus voire contestés. Voici quelques idées reçues à sérieusement remettre en cause.
1. Wikileaks a
affaibli les Etats-Unis
Pour un pays dont le budget annuel
affecté au renseignement s'élève à 50 milliards de dollars, c'est une
humiliation que tants de secrets aient pu être volés. Il va sans dire que de
nombreux alliés des Etats-Unis sont furieux contre Washington. Pourtant, les câbles diplomatiques diffusés jusqu'ici montrent que ce qui se dit en privé dans les hautes sphères
de l'administration américaine est tout à fait en phase avec la réalité de ses
actions. On n'a pas encore connaissance d'une hypocrisie américaine comparable
aux mensonges flagrants de certains chefs d'Etat dont les noms figurent dans
les messages divulgués. Pour le moment, il semble clair que les fuites de
WikiLeaks ont davantage porté préjudice à d'autres pays qu'aux Etats-Unis.
2. La diplomatie américaine est
mise à mal
Pas vraiment. C'est même le
contraire. Jusqu'ici, étrangement, personne n'a trouvé d'erreur monumentale
dans les informations ou les conjectures contenues dans les câbles rendus
publics. On y trouve des spéculations en tout genre ainsi que des conclusions
hâtives. On y découvre aussi des affaires inquiétantes, comme les doutes d'Hillary Clinton sur la santé mentale de
Cristina Kirchner , la présidente argentine, ou l'espionnage dont Ban Ki-moon, le secrétaire général de
l'ONU, a fait l'objet. Mais point d'erreur.
«C'est pour ça qu'ils
sont payés!», s'exclame Leslie Gelb, le président émérite du Council on
Foreign Relation [Conseil des relations extérieures] des Etats-Unis, un groupe de réflexion privé. Selon Gelb, les
câbles montrent que le gouvernement américain essaie de résoudre avec sérieux
et professionnalisme les problèmes mondiaux les plus urgents sans réellement
avoir le pouvoir d'imposer les solutions au reste du monde. «Ce que je vois dans ces câbles, écrit
Gelb, ce sont des diplomates qui soutirent
des informations à des leaders étrangers, pour rechercher des possibilités d'actions
communes;[des diplomates] qui s'efforcent de doser comme il faut la pression à
exercer sur les autres pays. C'est précisément leur travail». Et d'ajouter:
«Le vilain qui ressort clairement de ces communications,
ce n'est pas Washington. Ce sont les dirigeants lâches des autres pays qui
fuient les décisions difficiles, se réfugient dans l'hypocrisie et les
mensonges qu'ils servent à leur population.»
3. Wikileaks a été
manipulé par les services de renseignement
Selon
cette logique, la CIA, le Mossad, ou les deux,
seraient derrière toute cette affaire. Dans la mesure où les câbles révèlent que les pays arabes, en privé, se
prononcent contre un Iran nucléarisé avec autant sinon plus de sévérité que
celle affichée publiquement par Israël et les Etats-Unis, d'aucuns disent qu'on
ne peut s'empêcher de supposer que leurs espions ont falsifié le contenu des
câbles diplomatiques. Vladimir Poutine abonde dans ce sens s'agissant des
révélations sur la Russie. «Quelqu'un a
piégé WikiLeaks au nom de motifs politiques», a-t-il déclaré.
Dans
le monde de l'espionnage, rien n'est impossible. Mais au vu de ce que l'on sait
sur les objectifs et le mode opératoire de WikiLeaks et de son fondateur et
patron, Julian Assange, l'idée d'une conspiration emboîtée dans une ou
plusieurs autres semble improbable.
4. Les hauts fonctionnaires
n'informeront plus les Etats-Unis
C'est vrai. Ce sera le cas pendant
un temps. Mais dans leurs relations de long terme avec les Etats-Unis, les pays
du monde ne pourront guère s'offrir le luxe de garder des voies de
communication tronquées. Des intérêts politiques, problèmes urgents et besoins
de divers ordres les obligeront à rétablir des échanges plus fluides. Du reste,
Washington s'emploie déjà à créer de nouvelles technologies, procédures et voies
de communication qui lui permettront de donner des garanties crédibles à ses
interlocuteurs étrangers et à regagner leur confiance.
5. La transparence totale est
nécessaire dans une démocratie
C'est faux. Il se trouve que les
démocraties sont plus vulnérables aux pressions visant à une transparence
absolue que les dictatures. Par conséquent, les régimes démocratiques se
retrouvent avec un handicap de départ sur la scène internationale face aux
régimes autoritaires, aux terroristes et aux réseaux criminels. Autre effet pervers: le combat en faveur d'un monde
plus transparent où on force les gouvernements à tout dire peut être
contreproductif en donnant du crédit à toutes
sortes de discours autoritaires et en faisant le jeu des tyrans.
Moisés Naím
Traduit par Micha Cziffra
Photo: La Une du Monde John Schults / Reuters