Lors de mon voyage en Tunisie, il y a trois ans, je pensais
que son problème principal était assez simple à percevoir. L'État se dévouait
publiquement à la modernité, à la laïcité et au développement -ce qu'on
appelait, il y a si longtemps l'«occidentalisation»- mais n'avait pas
vraiment confiance dans la maturité de ses citoyens. Le pays n'avait eu que
deux chefs d'État depuis qu'il était devenu une République en 1957, après avoir
gagné son indépendance vis-à-vis de la France, l'année précédente, et le second était
arrivé au pouvoir après une révolution de palais.
Ben Ali omniprésent
J'avais
écrit que, sans même avoir vu le Président Zine
el-Abidine Ben Ali en chair et en os, j'aurais pu réussir un examen portant sur
ses caractéristiques physiques superficielles, tant son visage s'étalait
partout où l'on pouvait bien tourner la tête. Il était célèbre pour avoir
dépassé les 90% des voix lors de son élection; rarement un bon signe. Les
policiers étaient visibles dans les web-cafés; encore un symptôme funeste.
Selon l'excuse officielle, des mesures spéciales devaient être prises contre
les extrémistes musulmans, mais ceux qui adoptent cette charmante ligne
oublient ce que Saul Bellow écrivait dans les premières pages d'Augie
March (dans son ouvrage Les
aventures d'Augie March):
«Tout le monde sait
qu'il n'y a aucune finesse ni précision dans l'interdiction; en bloquant une
chose, vous bloquez sa voisine.»
Néanmoins, ce n'était pas comme si
la Tunisie manifestait une imposante et dispendieuse force militaire, ou si un
exorbitant dictateur y avait baptisé tous les monuments en hommage à son propre
nom. Quand on le comparait à ses voisins immédiats, la Libye et
l'Algérie, le pays s'en sortait relativement bien face aux sommets de
despotisme et de culte de la personnalité mégalomane d'un Mouammar Kadhafi, ou
à la rage d'une guerre civile (qui, en Algérie, a coûté la vie de quasiment 150
000 personnes ces dernières années). L'atmosphère politique semblait plus
constipée et conformiste que véritablement terrifiante.
Peut-être l'une des
raisons expliquant la capacité des foules tunisiennes à se mobiliser si vite et
à obtenir des résultats si rapides ? diviser en quelques jours le commandement
militaire et la police ? vient tout simplement du fait qu'ils savaient qu'ils
le pouvaient. La probabilité de se heurter à une répression absolue et des
carnages comparables à, disons, ce qu'avaient subi les émeutiers contre les mollahs
iraniens, était assez faible. Ainsi, et malheureusement, il est sans doute
trop tôt pour dire si les événements à Tunis présagent de mouvements populaires
similaires dans d'autres pays de la région. (Cependant, la réaction démente de
Kadhafi à la rébellion, son
délire sur l'horrible perspective d'une «révolution américano-bolchévique»,
est en elle-même encourageante. Il suffit de savoir qu'il transpire...)
Douceur de vie en Tunisie
Je me souviens d'Edward
Said me disant que j'allais aimer la
Tunisie: «Tu devrais aller là-bas, Christopher. C'est le pays le plus doux d'Afrique.
Même les islamistes y sont extrêmement civilisés». Pour sûr, il y avait une
sorte de douceur
de vie* à
demi-trompeuse dans ses rues aux noms français, et sur les places de ses villes
et de ses villages méditerranéens, tout comme dans la magnifique cité de
Kairouan, capitale multicentenaire des études islamiques, dans ses sites
carthaginois et romains qui vous coupaient le souffle, à Tunis même et El Jem, ou encore dans le centre
historique juif de l'île de Djerba, au
large des côtes sud-orientales. Quand l'antique synagogue de la Ghriba fut la
cible, en avril 2002, d'un attentat
d'al-Qaida au camion piégé, le gouvernement s'empressa de manifester toute
sa solidarité, hâta sa reconstruction, et le parlement tunisien dénotait dans
la région avec son sénateur juif. Le long des boulevards, de jeunes couples en
jeans se donnaient la main sans aucune gêne, et j'ai rarement croisé une femme
portant un foulard dans les cheveux, sans parler d'un tchador ou d'une burqa.
«Enfants de Bourguiba»
J'ai lu avec intérêt, la semaine
dernière, l'interview d'une jeune manifestante qui se décrivait elle-même,
ainsi que ses amis comme les «enfants de Bourguiba». Le premier président du
pays, et le leader tenace de son mouvement d'indépendance, Habib Bourguiba, était fortement influencé par les idées des Lumières
françaises. Pour beaucoup, sa contribution est liée à la cimentation de la
laïcité comme caractéristique à part entière de l'autonomie gouvernementale. Il
rompit publiquement le jeûne du Ramadan, déclarant que des vacances aussi
interminables étaient débilitantes pour les aspirations d'une économie moderne.
Il évoquait avec mépris la dissimulation des visages des femmes, et appuya une série
de lois consacrant leurs droits.
Pendant la Guerre des Six Jours, en
1967, il prit fermement position pour prévenir des représailles contre la
communauté juive de son pays, évitant ainsi les scènes révoltantes qu'on a pu
voir dans certaines capitales arabes. Bien avant beaucoup d'autres régimes
arabes, la Tunisie fit preuve d'un vif intérêt pour un accord de paix durable
avec Israël (tout en accueillant l'OLP, après son expulsion de Beyrouth, en
1982).
Sans trop idéaliser Bourguiba -il
devint ce que l'on nomme parfois «lunatique», et fut à l'origine d'une bien mal
avisée «union» entre la Tunisie et la Libye-, force est de constater qu'il
garantit la laïcité de la Tunisie et l'émancipation des femmes, quelque-chose
qui fut entièrement le fruit de son travail, pour ainsi dire, et non pas un
gage de bonne volonté donné à ses bailleurs de fonds occidentaux. Dans les
prochaines semaines, il sera très intéressant de voir comment ses réalisations
résisteront au possible discrédit qu'aura jeté sur elles le régime tape-à-l'?il
du Perónien Ben Ali.
A quand le retour de l'islamisme'
Pendant mon séjour, j'avais visité
l'Université de Tunis, près de la mosquée «Zitouna», ou «mosquée de l'olivier»,
où j'y avais rencontré une professeure de théologie, Mongia Souaïhi. Elle est l'auteur d'un éminent travail universitaire
montrant combien le voile n'a pas la moindre valeur dans le Coran. Une
objection a été portée par un islamiste tunisien exilé, Rachid Al-Ghannouchi,
qui l'a déclarée kâfir, ou mécréante. Ce qui, comme chacun sait, est le
prélude à une vie mise en péril sous prétexte qu'elle est celle d'une infidèle.
J'ai été pour le moins inquiet de voir Ghannouchi et son parti, Hezb Ennahda, décrits dans le New York Times de dimanche comme «progressistes»,
et d'apprendre qu'il s'apprête à rentrer de Londres. Pour le moment, la révolte
a été remarquablement exempte de relents théocratiques, mais à l'époque où je
m'entretenais avec Edward Said, le nom d'«Al-Qaida au Maghreb islamique»
était encore inconnu, et des atrocités comme celles de l'attaque contre Djerba appartenaient encore au futur. Nous devrions
vivement espérer que la Révolution tunisienne finisse par transcender et
enrichir l'héritage de Bourguiba, pas qu'elle le renie.
* en français dans le texte
Christopher Hitchens
traduit par Peggy Sastre
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